Un projet phare pour filmer les électrons
Dans la matière qui nous entoure, les électrons se déplacent à l’échelle du milliardième de milliardième de seconde, soit une attoseconde. Nous avons créé un dispositif, un « phare attoseconde », qui permettra de capter des phénomènes aussi précis : il «
Suivre directement le mouvement rapide des électrons serait idéal pour comprendre tous les détails de phénomènes tels que les réactions chimiques ou les effets photovoltaïques. En effet, les électrons, porteurs de la charge électrique élémentaire, assurent la formation des liaisons entre atomes au sein des molécules et des solides. Dans les matériaux conducteurs, leur déplacement collectif se traduit par la présence d’un courant électrique. Des méthodes d’observation et de mesure, comme la diffraction de rayons X ou la spectroscopie de photoémission, existent pour étudier comment les électrons s’organisent dans la matière. Mais, au-delà d’une vision « moyenne », la matière à l’échelle atomique n’est pas statique et évolue dans le temps, parfois extrêmement rapidement. C’est le cas lors de la réaction entre deux composés chimiques ou lorsque la matière est excitée par la lumière. Comprendre ces situations, c’est surtout suivre l’évolution de la répartition des électrons. Mais examiner directement le mouvement des électrons est un objectif ambitieux ! En effet, il faut observer les orbitales électroniques (*) à l’échelle de l’atome, bien inférieure au nanomètre, et sur des intervalles de temps très brefs (lire p. 46) : pour l’atome d’hydrogène, système atomique le plus simple, le temps caractéristique associé au parcours de l’orbite de son unique électron autour du noyau est de l’ordre de 150 attosecondes. Une attoseconde (as) est égale à un milliardième de milliardième de seconde (10- s), un temps
18 incroyablement court : à peu de chose près, une attoseconde est à une seconde ce qu’une seconde est à l’âge de l’Univers ! Comment accéder à des échelles de temps aussi brèves ? Les premières idées, à base d’impulsions lasers, ont émergé voici environ vingt-cinq ans. Plusieurs équipes ont contribué aux progrès dans le domaine, et l’on sait aujourd’hui produire
des flashs de lumière d’une durée inférieure à 100 attosecondes, suffisamment brefs pour envisager l’observation du mouvement des électrons. Notre équipe du CEA a ainsi récemment élaboré une nouvelle méthode permettant de mieux maîtriser la production de flashs lasers ultracourts : le « phare attoseconde » (1). Cette avancée se révèle décisive pour réaliser un dispositif capable de filmer les phénomènes dynamiques ultrarapides au sein de la matière. Mais avant de « filmer », comprenons comment prendre un cliché unique d’un cortège électronique dans la matière. En photographie usuelle, tout mouvement plus rapide que la vitesse d’obturation de l’appareil apparaît irrémédiablement flou. Pour les phénomènes de la vie courante – le battement d’ailes d’un oiseau, la chute d’une goutte d’eau… –, le photographe et ingénieur américain Harold Edgerton a développé au siècle dernier une méthode stroboscopique : au lieu de chercher à réduire la vitesse d’obturation, sa pellicule est continûment exposée, et l’objet en mouvement n’est illuminé que par un flash de lumière très bref, qui fige la scène. Le procédé permet de décomposer les phénomènes rapides en une succession d’images parfaitement nettes.
Gamme de fréquences étendue
Dans les années 1980, grâce au progrès des lasers, les scientifiques ont transposé cette idée à l’étude des processus bien plus rapides, se produisant à l’échelle nanométrique. Jusqu’au début des années 2000, les impulsions lumineuses les plus courtes à leur disposition avaient des durées de l’ordre de quelques femtosecondes (10- s). Ces
15 impulsions sont assez brèves pour figer, donc suivre pas à pas le mouvement des noyaux atomiques dans la matière. Ce savoir-faire a ainsi conduit au développement de la femtochimie, pour lequel le chimiste d’origine égyptienne Ahmed Zewail a reçu le prix Nobel en 1999 (2). Mais lorsqu’il s’agit d’observer le mouvement des électrons dans la matière, les flashs doivent être encore plus brefs. Les électrons étant près de 2 000 fois plus légers que les protons et les neutrons, constituants des noyaux atomiques, ils
atteignent des vitesses bien plus élevées. Par exemple, dans un conducteur électrique, les électrons s’agitent à une vitesse de quelques centaines de kilomètres par seconde, soit un temps de saut d’atome en atome de l’ordre de la femtoseconde. Des impulsions lumineuses de durée plus courte, dans la gamme « attoseconde », deviennent alors indispensables pour étudier leur mouvement. Mais plus une impulsion est courte, plus son spectre en fréquences est étendu. Une note sur un violon est dominée par le son produit par la vibration de la corde (la note fondamentale), tandis que le bruit sec d’une baguette sur un tambour (impulsion courte) comporte un très grand nombre de fréquences plus élevées. Il en est de même pour la lumière et pour produire des impulsions de l’ordre de l’attoseconde : si la fréquence fondamentale se situe dans le proche infrarouge, la gamme de fréquences doit s’étendre jusque dans l’extrême ultraviolet, voire les rayons X. Pour produire un flash très bref, il faut donc générer du rayonnement sur l’ensemble de ces fréquences. Ceci ne peut être réalisé au moyen de lasers conventionnels. De nouvelles approches ont donc dû être imaginées. On sait depuis une quinzaine d’années fabriquer en laboratoire des impulsions de lumière dans la gamme « attoseconde » à partir d’une impulsion laser initiale d’une durée de quelques dizaines de femtosecondes, grâce à des effets particuliers : les effets d’optique non linéaire. La réflexion de la lumière sur un miroir ou sa propagation dans l’air sont des phénomènes optiques linéaires : la fréquence de la lumière réfléchie ou diffusée reste inchangée lors de l’interaction avec la matière. Ce comportement familier n’est plus la règle à forte intensité. En effet, au-delà d’un certain seuil, l’oscillation régulière des électrons dans la matière, induite par le champ électrique de l’onde, est fortement distordue : leur mouvement n’est plus simplement sinusoïdal. Le phénomène est alors dit non linéaire, et le rayonnement réémis obtenu est riche d’un grand nombre de fréquences harmoniques (*) avec des intensités comparables.
Expériences « pompe-sonde »
Mais les impulsions ainsi engendrées ne sont pas uniques ! Les ondes harmoniques étant toutes multiples d’une même fréquence et avec une relation de phase bien définie (on dit que le rayonnement est cohérent), elles se retrouvent périodiquement toutes simultanément maximales, produisant ainsi une succession d’impulsions attosecondes (Fig. 1). Ces impulsions étant séparées par une demi-période de la fréquence du laser excitateur (soit quelques femtosecondes), la superposition cohérente de ces harmoniques crée ainsi un train d’impulsions. Différents milieux peuvent être le support de tels effets non linéaires : gaz, plasma ou matière condensée. Le cas d’un gaz atomique permet d’illustrer autrement le phénomène, en utilisant un point de vue mécaniste simple : le champ électrique oscillant, très intense, de l’onde laser incidente arrache les électrons des atomes cibles. Puis, lorsque le champ s’inverse, les électrons sont reprojetés sur les atomes. Une impulsion lumineuse attoseconde est produite à chaque brève recollision des électrons avec le coeur atomique. On voit ainsi de façon plus directe comment est généré le train d’impulsions attosecondes, séparées d’une demi-oscillation du champ laser excitateur. Quelle que soit la cible, la réponse lumineuse est finalement la même : la périodicité de l’excitation laser fait qu’un train régulier d’impulsions très brèves, riches en harmoniques, est émis. En suivant la méthode d’observation stroboscopique dans la lignée de celle d’Harold Edgerton, on souhaite maintenant disposer non plus d’un train d’impulsions, mais d’une seule impulsion attoseconde pour réaliser une
photo de l’évolution des orbitales électroniques. De plus, une image prise au hasard du mouvement ultrarapide des électrons n’apporte qu’une information très partielle. On souhaite plutôt disposer du film complet de l’évolution du système à partir d’une situation initiale bien définie. On se heurte alors à une difficulté supplémentaire : un flash unique ne suffit plus, il faut deux impulsions, séparées d’un temps ajustable. La première impulsion, dite « de pompe », prépare le système dans l’état souhaité (en excitant par exemple un électron) et la seconde permet, avec un retard ajustable, d’observer l’évolution de l’ensemble du cortège électronique du système. On parle d’expériences « pompe-sonde ». L’assemblage des images autorise la reconstitution du film complet. Comme nous l’avons vu, si la production de trains d’impulsions lasers attosecondes a pu être obtenue par l’interaction d’impulsions lasers très intenses avec la matière, il est plus difficile d’obtenir des impulsions uniques : comment séparer des impulsions attosecondes alignées et séparées temporellement de seulement quelques femtosecondes ? La première solution, trouvée au début des années 2000, utilise des impulsions lasers de l’ordre de la femtoseconde, au lieu de quelques dizaines de femtosecondes, pour que le champ électrique associé ne présente que quelques oscillations. Les plus hauts harmoniques ne sont engendrés que lorsque l’intensité laser est maximale, c’est-à-dire lors d’une seule oscillation, et l’on obtient l’impulsion attoseconde unique recherchée. Cette méthode est cependant un peu délicate : il faut savoir produire des impulsions lasers très courtes et avec assez d’énergie pour induire des effets fortement non linéaires, ce qui reste techniquement difficile. D’autres méthodes plus élaborées ont été mises au point depuis une dizaine d’années. Elles permettent notamment d’utiliser des impulsions lasers plus longues, donc plus faciles à produire. Mais toutes ces méthodes consistent à ne conserver qu’une seule impulsion attoseconde d’un même train, alors que deux impulsions sont requises. Sur la base d’un travail de simulation théorique, notre équipe a proposé en 2012 une idée prometteuse, que nous avons baptisée « phare attoseconde » (Fig. 2). Dans les dispositifs de génération habituels, les impulsions attosecondes sont émises l’une derrière l’autre et toutes dans la même direction. Nous avons alors cherché une méthode pour que chacune d’elles soit émise dans une direction légèrement
différente. La déviation doit être suffisante pour qu’après propagation sur une distance d’au plus quelques millimètres, chaque impulsion puisse être spatialement séparée de ses voisines. On obtient alors plusieurs faisceaux dans des directions différentes, chacun portant une impulsion attoseconde unique, à l’image d’un phare balayant l’horizon, d’où le nom retenu pour la méthode. Si l’on voulait réaliser mécaniquement une telle déviation avec un miroir tournant placé sur le trajet du faisceau laser, notre phare devrait tourner à plus de 100 milliards de tours par seconde ! Ce chiffre totalement irréaliste illustre la difficulté de réaliser cette séparation angulaire. Pour surmonter cet obstacle, l’idée consiste à utiliser des méthodes optiques pour déformer l’impulsion d’excitation et imposer, dès leur émission, une direction différente à chacune des impulsions attosecondes.
La caméra va « saisir l’instant » à plus d’un million de milliards d’images par seconde !
Briser la symétrie
Dans les méthodes habituelles, l’impulsion initiale est spatialement et temporellement symétrique selon son axe de propagation. Une lentille placée pour focaliser la lumière sur le matériau cible, et dépasser ainsi le seuil d’intensité où se produisent les effets non linéaires, respecte cette symétrie. Les impulsions attosecondes sont émises les unes après les autres dans l’axe du dispositif. Dans notre méthode, on ajoute un prisme avant la lentille, afin de briser la symétrie. En effet, la vitesse de la lumière dans le prisme est plus faible que dans l’air (l’indice optique du verre est supérieur à 1). Elle est aussi fonction de la longueur d’onde (on dit que le verre est un milieu dispersif ). Or l’impulsion d’excitation n’est pas rigoureusement monochromatique, et les différentes longueurs d’onde qui la composent ne voyagent pas à la même vitesse. En conséquence, à la sortie du prisme, le front d’énergie est légèrement incliné (les physiciens parlent d’effet de vitesse de groupe). L’impulsion d’excitation de quelques dizaines de femtosecondes a une largeur spectrale suffisamment grande pour que l’effet se fasse nettement sentir. Cette inclinaison du front d’énergie fait que l’impulsion d’excitation, au lieu d’éclairer uniformément la lentille, balaie sa surface. Selon les lois de l’optique géométrique, la direction de propagation de la partie de l’impulsion dont l’intensité dépasse le seuil des effets non linéaires change à mesure du passage de l’impulsion. Par conséquent, les impulsions attosecondes successives produites dans la cible ont des directions différentes. La rotation de la direction d’émission obtenue est extrêmement rapide : elle peut dépasser 1014 degrés par seconde, soit une déviation de typiquement 0,1 degré entre impulsions successives. Si le dispositif est très simple – un prisme et une lentille –, sa mise en oeuvre a demandé de nombreux ajustements, afin d’obtenir le bon décalage spatial du maximum d’intensité sur la lentille et la maîtrise de la génération d’harmoniques à cette échelle de temps extrême. L’effet « phare attoseconde » a pu être mis en évidence expérimentalement moins d’un an après la proposition théorique. Il a d’abord été réalisé en utilisant comme cible un plasma (3), en collaboration avec le laboratoire d’optique appliquée à Palaiseau, puis des gaz (4 ) , en collaboration avec le National Research Council of Canada, à Ottawa. Ces impulsions cohérentes à l’échelle de l’attoseconde, bien séparées spatialement, sont idéales pour les expériences « pompe-sonde » à deux impulsions. Dans ce type d’expérience, une première impulsion excite les électrons du système à observer, et l’on peut suivre la relaxation du système avec un retard continûment ajustable, à l’aide des impulsions attosecondes suivantes. La superposition des images obtenues permettra de reconstituer le film des événements avec la résolution ultime donnée par la durée des impulsions. Alors que les caméras scientifiques commerciales les plus rapides ne dépassent pas le million d’images par seconde, nous disposons maintenant des flashs de lumière pour réaliser la caméra la plus rapide au monde, capable de « saisir l’instant » à une cadence supérieure à un million de milliards d’images par seconde ! Reste à apprendre à maîtriser complètement ce nouvel outil avant de voir les électrons à l’affiche du cinéma attoseconde. (1) H. Vincenti et F. Quéré, Phys. Rev. Lett., 108, 113904, 2012. (2) J. S. Baskin et A. H. Zewail, J. Chem. Educ., 78, 737, 2001. (3) J. A. Wheeler et al., Nat. Photon., 6, 829, 2012. (4 ) K. T. Kim et al., Nat. Photon., 7, 651, 2013.