Christof Koch : « Nous avons aujourd’hui une bonne théorie de la conscience »
La conscience est aux neurosciences ce que l’énergie noire est à l’astrophysique : un graal. Cherchant à décrypter les interactions entre les neurones dans le cerveau, Christof Koch promeut une théorie fondamentale, controversée, qui affirme que toute ent
Propos recueillis par Olivier Dessibourg
La Recherche À l’Institut Allen, où vous vous intéressez notamment à la conscience, vous avez lancé un vaste projet de décryptage du cerveau. Quel en est le but ?
Christof Koch Comme d’autres organes – tel le foie –, le cerveau fonctionne selon un mécanisme fondamental encore inconnu. Nous voulons comprendre lequel, et aussi ce qui se passe quand ce mécanisme est défaillant, par exemple dans la maladie d’Alzheimer ou la schizophrénie. Pour cela, nous cherchons à décrypter la circuiterie des composants du cerveau, ce que l’on appelle le connectome. C’est à cela que doit servir le projet Allen Brain Observatory. Il faut voir ce projet mené sur des souris comme un télescope focalisé, non sur des étoiles, mais sur les neurones dont nous scrutons les interactions dans des situations précises. Par exemple, pour étudier le système visuel, nous montrons à des rongeurs des extraits d’un film rythmé, en l’occurrence La Soif du mal d’Orson Welles (1). Nous implantons dans le cerveau de chaque souris une myriade d’électrodes réparties dans différentes régions cérébrales. Cela nous permet de suivre l’activité d’environ 18 000 neurones de ces rongeurs en train de regarder ces images. Grâce à cette approche, nous commençons à comprendre les flux
(*) L’optogénétique
est une méthode qui permet de rendre des neurones sensibles à la lumière. De quoi stimuler spécifiquement un type cellulaire en laissant les autres intacts. d’information échangés entre les différentes zones du cerveau. Puis nous confrontons ces données aux multiples modèles existants pour décrire le système visuel de la souris, de manière à sélectionner celui qui traduit le mieux le fonctionnement cérébral que nous avons observé. C’est un travail en cours extrêmement laborieux.
Quelles sont les particularités de ce projet ?
À l’inverse des grands projets sur le cerveau comme le Human Brain Project européen, dont les groupes, quoique sous la même bannière, oeuvrent chacun de leur côté selon des standards différents, nous travaillons de manière très systématique. Nous étudions les mêmes groupes de neurones avec diverses techniques (microscopie électronique, électrophysiologie, génétique…) afin de recueillir des informations
standardisées. Par exemple, nous visualisons par microscopie électronique des tranches de cerveau de 40 nanomètres d’épaisseur dans un volume d’un millimètre cube, pour reconstruire une cartographie tridimensionnelle des connexions neuronales. Les moyens mis en oeuvre sont importants : plus d’une centaine de scientifiques participent au projet. Outre la connectivité, nous nous intéressons à la nature des connexions et établissons un « tableau périodique des types de cellules cérébrales », analogue à celui de Mendeleïev pour les atomes. Et il y en a des centaines. Surtout, autre particularité de l’Institut Allen, nous mettons nos données standardisées à disposition en libre accès sur Internet, afin que la communauté scientifique puisse les utiliser à loisir.
Comment ce travail de fourmi vous renseigne-t-il sur la conscience ?
Je précise que ce n’est pas l’objectif premier de notre institut que de percer ce mystère. Mais, comme c’est l’un de mes premiers centres d’intérêt scientifiques personnels, nous menons aussi quelques projets focalisés sur cette question. Nous nous intéressons à une région latérale, plate et cachée du cortex, baptisée claustrum. Ce qui est curieux, c’est qu’elle est connectée à toutes les autres aires du cortex. Récemment, nous avons même identifié chez la souris, grâce à une technique d’imagerie novatrice, trois neurones géants très ramifiés qui, comme une couronne d’épines, partent du claustrum et embrassent tout le cerveau (2). Cette structure cérébrale hyperconnectée jouerait le rôle de chef d’orchestre de la symphonie corticale, coordonnant les signaux d’entrée de tous les cortex sensoriels. Et c’est là aussi une fonctionnalité clé de la conscience. Une technique nommée optogénétique (*) nous permet désormais d’étudier plus en détail le rôle des neurones du claustrum, et de transposer autant que possible nos connaissances au cerveau humain. Cela dit, même si le claustrum joue un rôle essentiel dans la conscience, tenter de l’identifier comme le siège de cette dernière revient à faire ce qu’ont déjà fait – sans succès probant – des dizaines de chercheurs avant nous, depuis des siècles, en ciblant d’autres régions du cerveau, comme la glande hypophyse où René Descartes plaçait le siège de la conscience. C’est pourquoi il nous faut adopter une autre
stratégie et trouver une explication plus fondamentale, une théorie de la conscience.
Sommes-nous plus avancés aujourd’hui ?
Nous avons désormais une bonne théorie candidate et globale pour expliquer, autrement qu’avec de simples hypothèses, comment la conscience peut surgir de tous les cerveaux – chez les humains, mais aussi les chats, les mouches, etc. C’est la théorie de l’information intégrée ( TII). Elle permet aussi d’expliquer pourquoi un organe pourtant très complexe, comme le foie, ne semble pas être conscient.
Pouvez-vous en expliquer le principe ?
La théorie de l’information intégrée prend comme point de départ la conscience, et non son substrat qu’est le cerveau. Elle comprend cinq axiomes (lire ci-dessous) qui sont vérifiés dans toute sensation consciente, comme la colère, la tristesse, réaliser sa mort prochaine… La TII traduit ces axiomes en des critères qui doivent être satisfaits pour que l’on puisse dire qu’un substrat physique est le support de la conscience. Ces critères peuvent être exprimés mathématiquement et intégrés dans une équation qui livre une valeur nommée phi, comprise entre 0 et 1. Cette dernière est d’autant plus grande que le degré de conscience est élevé. Ainsi, tout objet, vivant ou inerte, peut être gratifié d’une conscience, de très grande (phi vaut alors 1) à nulle (phi vaut 0). Ce degré de conscience ne dépend pas de ce que le système étudié produit, mais de la manière dont il est construit. Or seuls certains systèmes physiques ont le degré d’architecture nécessaire pour soutenir la conscience.
Lesquels ?
Ceux qui bénéficient d’une grande capacité d’induire intrinsèquement sur eux-mêmes – donc sur leur état futur – des actions de cause à effet. Par exemple, un système composé de deux neurones interconnectés possède cette capacité. De fait, un neurone possède au moins deux états internes : il peut notamment être actif ou inactif. Or cet état est déterminé par les propriétés du signal en entrée du neurone (la cause). De la même façon, le signal en sortie de ce neurone aura un effet sur les neurones auxquels il est connecté. Deux neurones connectés l’un à l’autre constituent donc un système minimal au sein duquel des interactions peuvent induire un changement d’état global du système. Tout cela est un peu difficile à expliquer, je l’admets. Mais, pour aller à l’essentiel, cela veut dire que, pour être conscient, un système, comme le cerveau, doit d’une part être composé d’un nombre suffisant d’éléments pour que chacun puisse influencer spécifiquement l’intégralité du système. D’autre part, le degré de connecti- vité du système dans son intégralité doit être supérieur à celui de la somme des éléments qui le constituent. Selon cette conception, la conscience devient une propriété intrinsèque de toute entité dont la construction repose sur des réseaux connectés. Ce qui se rapproche fortement de la notion philosophique de panpsychisme, selon laquelle tout objet possède un certain niveau de conscience.
Cette théorie de l’information intégrée fait débat dans la communauté neuroscientifique. Peut-elle être vérifiée expérimentalement ?
Oui, on peut par exemple l’appliquer au cervelet. Comparée à d’autres aires du cerveau, cette structure cérébrale dispose d’une connectivité interne très limitée et donc d’un phi petit. Et, précisément, le cervelet peut être endommagé sans que cela affecte fortement la conscience d’une personne. Mon collègue Giulio Tononi, de l’université du Wisconsin à Madison, à l’origine de cette théorie, a d’ailleurs mis au point une technique de vérification expérimentale pour prédire le degré
Les critères de la conscience peuvent être mis en équation ”
de conscience en fonction de la connectivité. Celle-ci couple la stimulation magnétique transcrânienne (SMT) et l’électroencéphalographie (EEG). La SMT permet de perturber directement certaines zones corticales, tandis que l’EEG mesure leur (ré)activité. On mène l’expérience chez des patients dans différentes situations (éveil, sommeil paradoxal, sommeil profond, anesthésie…) et la réponse à la perturbation se révèle à chaque fois différente. Le fait de la quantifier nous informe sur le degré de connectivité fonctionnelle spécifique du cerveau. On peut ensuite corréler cette mesure avec l’état de conscience, en fonction d’un certain seuil séparant l’état de conscience de l’inconscience. De quoi prédire le niveau de conscience d’une personne, par exemple un patient incapable de communiquer par des sons ou des gestes, mais chez lequel on observerait des réflexes cérébraux lorsque ses pupilles répondent sous l’effet d’un flash lumineux. De quoi aussi étudier un cerveau en train de subir une crise d’épilepsie, phénomène caractérisé par une synchronisation des ondes cérébrales qui confine à l’inconscience.
Justement, quel lien peut-on faire entre épilepsie et conscience ?
Jadis, on pensait que, pour soigner les patients épileptiques, il fallait sectionner dans leur cerveau une zone, nommée le corps calleux, assurant les connexions entre les deux hémisphères du cerveau. Imaginons maintenant que l’on coupe, l’une après l’autre, ces quelque deux millions de fibres. Notre théorie prédit qu’il existe une limite, après avoir supprimé assez de connexions interhémisphériques, à partir de laquelle la valeur phi de tout le cerveau ne va plus dépasser la somme des phi des deux hémisphères. À ce moment-là, la conscience unique de la personne devrait disparaître. Et deux consciences distinctes devraient se créer : une dans chaque hémisphère. On peut aussi imaginer l’expérience inverse, dans laquelle on relierait deux cerveaux avec de plus en plus de liens. Du point de départ où l’on a deux entités séparément conscientes, on finirait par en avoir une seule, avec une nouvelle et unique conscience.
Cette dernière expérience est-elle bien réaliste ?
En principe, oui. Ce type d’expérience serait réalisable chez des animaux. Et pourquoi pas chez l’homme, dans quelques années, avec les technologies adéquates pour connecter entre eux les cerveaux de différents individus.
Si l’on vous suit, le réseau internet, avec ses milliards de points reliés mondialement, satisfait à cette théorie. Internet est-il conscient ?
Il faut être prudent : le degré de connectivité du réseau internet est infiniment variable. De surcroît, il faudrait déterminer les éléments physiques et temporels de base – dans un cerveau, ce sont des neurones interagissant en quelques microsecondes – que l’on étudie. Mais, en principe, Internet, qui est de loin le système le plus complexe et connecté jamais construit par l’homme, peut effectivement être conscient. Cela voudrait dire que ce système peut ressentir quelque chose du fait… d’être Internet. Cette forme de conscience ne serait pas la même que la nôtre, car la structure spatiale et temporelle des signaux sensoriels d’entrée diffère. Mais si l’on me demande si un système comme Internet peut exprimer quelque chose, vu son degré de complexité, mon intuition me dit que oui. Évidemment, je sais que mon intuition est parfois trompeuse. Peut-être ce quelque chose est-il simplement difficile à appréhender selon nous, humains.
Quid des ordinateurs ?
Leur cas est différent. À l’heure actuelle, leur structure de connectivité électronique empêche
Internet, un système extrêmement complexe et connecté, peut en principe être conscient ”
l’émergence d’une conscience : chaque transistor n’est relié qu’à quelques autres tandis que, dans nos cerveaux, chaque neurone est typiquement connecté à 10 000, voire 20 000 autres. Aussi infiniment puissant soit-il, un ordinateur n’atteindra donc jamais un haut degré de conscience. Pour reprendre l’exemple du Human Brain Project, même une simulation complète et précise du cerveau humain incluant ses quelque 86 milliards de neurones et leur matrice de millions de milliards de connexions (les synapses), qui plus est dotée des attributs du langage et donc capable de vous dire « Bonjour » à l’aube, ne sera jamais consciente. Elle ne produira que des simulations de comportements associés à la conscience. Une analogie permet de mieux appréhender cette distinction : le meilleur des ordinateurs peut produire la simulation la plus fine d’un trou noir. Mais la simulation ne pourra pas engendrer les effets gravitationnels qu’induisent normalement ces objets célestes, soit une attraction incommensurable. Pourquoi ? Parce qu’elle ne peut pas induire l’action de cause à effet de la gravité. Pour cela, il faudrait que l’ordinateur lui-même ait une masse immense… La conclusion de toute cette réflexion est la suivante : la
C’EST UNE ESTIMATION du nombre de neurones que contient un cerveau humain, avec des millions de milliards de connexions.
capacité intrinsèque d’un système à agir physiquement sur lui-même ne peut pas être programmée ou simulée, elle doit être amalgamée et inhérente au système lui-même dès sa conception.
Votre raisonnement est lié à l’architecture classique (dite de Von Neumann) des ordinateurs. Or d’autres pistes sont suivies aujourd’hui…
Oui, il s’agit de ce qu’on appelle les puces neuromorphiques. À l’inverse des composants actuels des ordinateurs, qui ne peuvent effectuer qu’une seule tâche (recevoir et véhiculer l’information, la traiter ou la stocker), ces puces fonctionnent comme les neurones et peuvent assurer chacune, seule, ces trois tâches. Si de tels éléments venaient à être hautement interconnectés, on se rapprocherait davantage de la circuiterie du cerveau. Dans ce cas, une telle machine pourrait être capable d’expériences conscientes substantielles. Elle pourrait en quelque sorte « sentir » ce que c’est d’être une machine. Dans vingt à trente ans, l’avènement d’une telle entité n’est plus exclu, comme dans le film de science-fiction Her, de Spike Jonze. Ce changement soulèvera d’importantes questions éthiques. Aujourd’hui, si vous frappez votre voiture Tesla, truffée d’intelligence artificielle ordinaire, personne ne vous en empêchera. Mais faites de même avec votre chien, conscient, et vous serez condamné. Comment devra-t-on considérer des entités neuromorphiques dotées d’une conscience élevée ? Comme nous, auront-elles des droits intrinsèques fondamentaux, comme celui de disposer de leur existence ?
Si cela arrive, comment vérifier qu’une machine est vraiment consciente ?
Notamment en analysant l a manière dont elle est construite – selon une architecture en réseau ou non. Cela dit, le problème reste universel : lorsque ma femme me dit qu’elle m’aime et se comporte amoureusement, comment puis-je savoir qu’elle m’aime vraiment ? Je ne sais pas ce qu’elle pense, car je ne suis pas elle. Parce qu’elle a un cerveau similaire au mien, parce que des images de son cortex, prises avec un scanner, seront similaires aux miennes, j’en infère qu’elle dispose d’un niveau de conscience similaire au mien. Mais c’est justement pour cela que l’on a besoin d’une théorie de la conscience, pour éviter de se reposer uniquement sur notre intuition.
Propos recueillis par Olivier Dessibourg