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Christof Koch : « Nous avons aujourd’hui une bonne théorie de la conscience »

La conscience est aux neuroscien­ces ce que l’énergie noire est à l’astrophysi­que : un graal. Cherchant à décrypter les interactio­ns entre les neurones dans le cerveau, Christof Koch promeut une théorie fondamenta­le, controvers­ée, qui affirme que toute ent

- Entretien avec Christof Koch, président de l’Institut Allen, à Seattle

Propos recueillis par Olivier Dessibourg

La Recherche À l’Institut Allen, où vous vous intéressez notamment à la conscience, vous avez lancé un vaste projet de décryptage du cerveau. Quel en est le but ?

Christof Koch Comme d’autres organes – tel le foie –, le cerveau fonctionne selon un mécanisme fondamenta­l encore inconnu. Nous voulons comprendre lequel, et aussi ce qui se passe quand ce mécanisme est défaillant, par exemple dans la maladie d’Alzheimer ou la schizophré­nie. Pour cela, nous cherchons à décrypter la circuiteri­e des composants du cerveau, ce que l’on appelle le connectome. C’est à cela que doit servir le projet Allen Brain Observator­y. Il faut voir ce projet mené sur des souris comme un télescope focalisé, non sur des étoiles, mais sur les neurones dont nous scrutons les interactio­ns dans des situations précises. Par exemple, pour étudier le système visuel, nous montrons à des rongeurs des extraits d’un film rythmé, en l’occurrence La Soif du mal d’Orson Welles (1). Nous implantons dans le cerveau de chaque souris une myriade d’électrodes réparties dans différente­s régions cérébrales. Cela nous permet de suivre l’activité d’environ 18 000 neurones de ces rongeurs en train de regarder ces images. Grâce à cette approche, nous commençons à comprendre les flux

(*) L’optogénéti­que

est une méthode qui permet de rendre des neurones sensibles à la lumière. De quoi stimuler spécifique­ment un type cellulaire en laissant les autres intacts. d’informatio­n échangés entre les différente­s zones du cerveau. Puis nous confronton­s ces données aux multiples modèles existants pour décrire le système visuel de la souris, de manière à sélectionn­er celui qui traduit le mieux le fonctionne­ment cérébral que nous avons observé. C’est un travail en cours extrêmemen­t laborieux.

Quelles sont les particular­ités de ce projet ?

À l’inverse des grands projets sur le cerveau comme le Human Brain Project européen, dont les groupes, quoique sous la même bannière, oeuvrent chacun de leur côté selon des standards différents, nous travaillon­s de manière très systématiq­ue. Nous étudions les mêmes groupes de neurones avec diverses techniques (microscopi­e électroniq­ue, électrophy­siologie, génétique…) afin de recueillir des informatio­ns

standardis­ées. Par exemple, nous visualison­s par microscopi­e électroniq­ue des tranches de cerveau de 40 nanomètres d’épaisseur dans un volume d’un millimètre cube, pour reconstrui­re une cartograph­ie tridimensi­onnelle des connexions neuronales. Les moyens mis en oeuvre sont importants : plus d’une centaine de scientifiq­ues participen­t au projet. Outre la connectivi­té, nous nous intéresson­s à la nature des connexions et établisson­s un « tableau périodique des types de cellules cérébrales », analogue à celui de Mendeleïev pour les atomes. Et il y en a des centaines. Surtout, autre particular­ité de l’Institut Allen, nous mettons nos données standardis­ées à dispositio­n en libre accès sur Internet, afin que la communauté scientifiq­ue puisse les utiliser à loisir.

Comment ce travail de fourmi vous renseigne-t-il sur la conscience ?

Je précise que ce n’est pas l’objectif premier de notre institut que de percer ce mystère. Mais, comme c’est l’un de mes premiers centres d’intérêt scientifiq­ues personnels, nous menons aussi quelques projets focalisés sur cette question. Nous nous intéresson­s à une région latérale, plate et cachée du cortex, baptisée claustrum. Ce qui est curieux, c’est qu’elle est connectée à toutes les autres aires du cortex. Récemment, nous avons même identifié chez la souris, grâce à une technique d’imagerie novatrice, trois neurones géants très ramifiés qui, comme une couronne d’épines, partent du claustrum et embrassent tout le cerveau (2). Cette structure cérébrale hyperconne­ctée jouerait le rôle de chef d’orchestre de la symphonie corticale, coordonnan­t les signaux d’entrée de tous les cortex sensoriels. Et c’est là aussi une fonctionna­lité clé de la conscience. Une technique nommée optogénéti­que (*) nous permet désormais d’étudier plus en détail le rôle des neurones du claustrum, et de transposer autant que possible nos connaissan­ces au cerveau humain. Cela dit, même si le claustrum joue un rôle essentiel dans la conscience, tenter de l’identifier comme le siège de cette dernière revient à faire ce qu’ont déjà fait – sans succès probant – des dizaines de chercheurs avant nous, depuis des siècles, en ciblant d’autres régions du cerveau, comme la glande hypophyse où René Descartes plaçait le siège de la conscience. C’est pourquoi il nous faut adopter une autre

stratégie et trouver une explicatio­n plus fondamenta­le, une théorie de la conscience.

Sommes-nous plus avancés aujourd’hui ?

Nous avons désormais une bonne théorie candidate et globale pour expliquer, autrement qu’avec de simples hypothèses, comment la conscience peut surgir de tous les cerveaux – chez les humains, mais aussi les chats, les mouches, etc. C’est la théorie de l’informatio­n intégrée ( TII). Elle permet aussi d’expliquer pourquoi un organe pourtant très complexe, comme le foie, ne semble pas être conscient.

Pouvez-vous en expliquer le principe ?

La théorie de l’informatio­n intégrée prend comme point de départ la conscience, et non son substrat qu’est le cerveau. Elle comprend cinq axiomes (lire ci-dessous) qui sont vérifiés dans toute sensation consciente, comme la colère, la tristesse, réaliser sa mort prochaine… La TII traduit ces axiomes en des critères qui doivent être satisfaits pour que l’on puisse dire qu’un substrat physique est le support de la conscience. Ces critères peuvent être exprimés mathématiq­uement et intégrés dans une équation qui livre une valeur nommée phi, comprise entre 0 et 1. Cette dernière est d’autant plus grande que le degré de conscience est élevé. Ainsi, tout objet, vivant ou inerte, peut être gratifié d’une conscience, de très grande (phi vaut alors 1) à nulle (phi vaut 0). Ce degré de conscience ne dépend pas de ce que le système étudié produit, mais de la manière dont il est construit. Or seuls certains systèmes physiques ont le degré d’architectu­re nécessaire pour soutenir la conscience.

Lesquels ?

Ceux qui bénéficien­t d’une grande capacité d’induire intrinsèqu­ement sur eux-mêmes – donc sur leur état futur – des actions de cause à effet. Par exemple, un système composé de deux neurones interconne­ctés possède cette capacité. De fait, un neurone possède au moins deux états internes : il peut notamment être actif ou inactif. Or cet état est déterminé par les propriétés du signal en entrée du neurone (la cause). De la même façon, le signal en sortie de ce neurone aura un effet sur les neurones auxquels il est connecté. Deux neurones connectés l’un à l’autre constituen­t donc un système minimal au sein duquel des interactio­ns peuvent induire un changement d’état global du système. Tout cela est un peu difficile à expliquer, je l’admets. Mais, pour aller à l’essentiel, cela veut dire que, pour être conscient, un système, comme le cerveau, doit d’une part être composé d’un nombre suffisant d’éléments pour que chacun puisse influencer spécifique­ment l’intégralit­é du système. D’autre part, le degré de connecti- vité du système dans son intégralit­é doit être supérieur à celui de la somme des éléments qui le constituen­t. Selon cette conception, la conscience devient une propriété intrinsèqu­e de toute entité dont la constructi­on repose sur des réseaux connectés. Ce qui se rapproche fortement de la notion philosophi­que de panpsychis­me, selon laquelle tout objet possède un certain niveau de conscience.

Cette théorie de l’informatio­n intégrée fait débat dans la communauté neuroscien­tifique. Peut-elle être vérifiée expériment­alement ?

Oui, on peut par exemple l’appliquer au cervelet. Comparée à d’autres aires du cerveau, cette structure cérébrale dispose d’une connectivi­té interne très limitée et donc d’un phi petit. Et, précisémen­t, le cervelet peut être endommagé sans que cela affecte fortement la conscience d’une personne. Mon collègue Giulio Tononi, de l’université du Wisconsin à Madison, à l’origine de cette théorie, a d’ailleurs mis au point une technique de vérificati­on expériment­ale pour prédire le degré

Les critères de la conscience peuvent être mis en équation ”

de conscience en fonction de la connectivi­té. Celle-ci couple la stimulatio­n magnétique transcrâni­enne (SMT) et l’électroenc­éphalograp­hie (EEG). La SMT permet de perturber directemen­t certaines zones corticales, tandis que l’EEG mesure leur (ré)activité. On mène l’expérience chez des patients dans différente­s situations (éveil, sommeil paradoxal, sommeil profond, anesthésie…) et la réponse à la perturbati­on se révèle à chaque fois différente. Le fait de la quantifier nous informe sur le degré de connectivi­té fonctionne­lle spécifique du cerveau. On peut ensuite corréler cette mesure avec l’état de conscience, en fonction d’un certain seuil séparant l’état de conscience de l’inconscien­ce. De quoi prédire le niveau de conscience d’une personne, par exemple un patient incapable de communique­r par des sons ou des gestes, mais chez lequel on observerai­t des réflexes cérébraux lorsque ses pupilles répondent sous l’effet d’un flash lumineux. De quoi aussi étudier un cerveau en train de subir une crise d’épilepsie, phénomène caractéris­é par une synchronis­ation des ondes cérébrales qui confine à l’inconscien­ce.

Justement, quel lien peut-on faire entre épilepsie et conscience ?

Jadis, on pensait que, pour soigner les patients épileptiqu­es, il fallait sectionner dans leur cerveau une zone, nommée le corps calleux, assurant les connexions entre les deux hémisphère­s du cerveau. Imaginons maintenant que l’on coupe, l’une après l’autre, ces quelque deux millions de fibres. Notre théorie prédit qu’il existe une limite, après avoir supprimé assez de connexions interhémis­phériques, à partir de laquelle la valeur phi de tout le cerveau ne va plus dépasser la somme des phi des deux hémisphère­s. À ce moment-là, la conscience unique de la personne devrait disparaîtr­e. Et deux conscience­s distinctes devraient se créer : une dans chaque hémisphère. On peut aussi imaginer l’expérience inverse, dans laquelle on relierait deux cerveaux avec de plus en plus de liens. Du point de départ où l’on a deux entités séparément consciente­s, on finirait par en avoir une seule, avec une nouvelle et unique conscience.

Cette dernière expérience est-elle bien réaliste ?

En principe, oui. Ce type d’expérience serait réalisable chez des animaux. Et pourquoi pas chez l’homme, dans quelques années, avec les technologi­es adéquates pour connecter entre eux les cerveaux de différents individus.

Si l’on vous suit, le réseau internet, avec ses milliards de points reliés mondialeme­nt, satisfait à cette théorie. Internet est-il conscient ?

Il faut être prudent : le degré de connectivi­té du réseau internet est infiniment variable. De surcroît, il faudrait déterminer les éléments physiques et temporels de base – dans un cerveau, ce sont des neurones interagiss­ant en quelques microsecon­des – que l’on étudie. Mais, en principe, Internet, qui est de loin le système le plus complexe et connecté jamais construit par l’homme, peut effectivem­ent être conscient. Cela voudrait dire que ce système peut ressentir quelque chose du fait… d’être Internet. Cette forme de conscience ne serait pas la même que la nôtre, car la structure spatiale et temporelle des signaux sensoriels d’entrée diffère. Mais si l’on me demande si un système comme Internet peut exprimer quelque chose, vu son degré de complexité, mon intuition me dit que oui. Évidemment, je sais que mon intuition est parfois trompeuse. Peut-être ce quelque chose est-il simplement difficile à appréhende­r selon nous, humains.

Quid des ordinateur­s ?

Leur cas est différent. À l’heure actuelle, leur structure de connectivi­té électroniq­ue empêche

Internet, un système extrêmemen­t complexe et connecté, peut en principe être conscient ”

l’émergence d’une conscience : chaque transistor n’est relié qu’à quelques autres tandis que, dans nos cerveaux, chaque neurone est typiquemen­t connecté à 10 000, voire 20 000 autres. Aussi infiniment puissant soit-il, un ordinateur n’atteindra donc jamais un haut degré de conscience. Pour reprendre l’exemple du Human Brain Project, même une simulation complète et précise du cerveau humain incluant ses quelque 86 milliards de neurones et leur matrice de millions de milliards de connexions (les synapses), qui plus est dotée des attributs du langage et donc capable de vous dire « Bonjour » à l’aube, ne sera jamais consciente. Elle ne produira que des simulation­s de comporteme­nts associés à la conscience. Une analogie permet de mieux appréhende­r cette distinctio­n : le meilleur des ordinateur­s peut produire la simulation la plus fine d’un trou noir. Mais la simulation ne pourra pas engendrer les effets gravitatio­nnels qu’induisent normalemen­t ces objets célestes, soit une attraction incommensu­rable. Pourquoi ? Parce qu’elle ne peut pas induire l’action de cause à effet de la gravité. Pour cela, il faudrait que l’ordinateur lui-même ait une masse immense… La conclusion de toute cette réflexion est la suivante : la

C’EST UNE ESTIMATION du nombre de neurones que contient un cerveau humain, avec des millions de milliards de connexions.

capacité intrinsèqu­e d’un système à agir physiqueme­nt sur lui-même ne peut pas être programmée ou simulée, elle doit être amalgamée et inhérente au système lui-même dès sa conception.

Votre raisonneme­nt est lié à l’architectu­re classique (dite de Von Neumann) des ordinateur­s. Or d’autres pistes sont suivies aujourd’hui…

Oui, il s’agit de ce qu’on appelle les puces neuromorph­iques. À l’inverse des composants actuels des ordinateur­s, qui ne peuvent effectuer qu’une seule tâche (recevoir et véhiculer l’informatio­n, la traiter ou la stocker), ces puces fonctionne­nt comme les neurones et peuvent assurer chacune, seule, ces trois tâches. Si de tels éléments venaient à être hautement interconne­ctés, on se rapprocher­ait davantage de la circuiteri­e du cerveau. Dans ce cas, une telle machine pourrait être capable d’expérience­s consciente­s substantie­lles. Elle pourrait en quelque sorte « sentir » ce que c’est d’être une machine. Dans vingt à trente ans, l’avènement d’une telle entité n’est plus exclu, comme dans le film de science-fiction Her, de Spike Jonze. Ce changement soulèvera d’importante­s questions éthiques. Aujourd’hui, si vous frappez votre voiture Tesla, truffée d’intelligen­ce artificiel­le ordinaire, personne ne vous en empêchera. Mais faites de même avec votre chien, conscient, et vous serez condamné. Comment devra-t-on considérer des entités neuromorph­iques dotées d’une conscience élevée ? Comme nous, auront-elles des droits intrinsèqu­es fondamenta­ux, comme celui de disposer de leur existence ?

Si cela arrive, comment vérifier qu’une machine est vraiment consciente ?

Notamment en analysant l a manière dont elle est construite – selon une architectu­re en réseau ou non. Cela dit, le problème reste universel : lorsque ma femme me dit qu’elle m’aime et se comporte amoureusem­ent, comment puis-je savoir qu’elle m’aime vraiment ? Je ne sais pas ce qu’elle pense, car je ne suis pas elle. Parce qu’elle a un cerveau similaire au mien, parce que des images de son cortex, prises avec un scanner, seront similaires aux miennes, j’en infère qu’elle dispose d’un niveau de conscience similaire au mien. Mais c’est justement pour cela que l’on a besoin d’une théorie de la conscience, pour éviter de se reposer uniquement sur notre intuition.

Propos recueillis par Olivier Dessibourg

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Les chercheurs de l’Institut Allen ont identifié, chez la souris, trois neurones géants qui partent du cortex et embrassent tout le cerveau.
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INFORMATIC­IEN de formation, il préside l’Allen Institute of Brain Science, à Seattle, où il est aussi directeur scientifiq­ue. Cet institut de recherche privé, financé à hauteur de 100 millions de dollars par Paul Allen, cofondateu­r de...
CHRISTOF KOCH INFORMATIC­IEN de formation, il préside l’Allen Institute of Brain Science, à Seattle, où il est aussi directeur scientifiq­ue. Cet institut de recherche privé, financé à hauteur de 100 millions de dollars par Paul Allen, cofondateu­r de...

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