Mathématiques Hommage unanime après le décès de Maryam Mirzakhani
Première et unique femme lauréate de la médaille Fields, la mathématicienne iranienne disparaît à l’âge de 40 ans. Elle aura marqué de son empreinte la géométrie moderne.
Ilaura fallu attendre quatre-vingts ans après la création de la médaille Fields, l’un des prix mathématiques les plus prestigieux, pour qu’une femme se voie décerner cette distinction « pour ses contributions remarquables à la dynamique et la géométrie des surfaces de Riemann, et leurs espaces de modules » . C’était le 13 août 2014, à Séoul, lors du dernier grand rassemblement mondial des mathématiciens. Les pairs de Maryam Mirzakhani l’ont alors reconnue comme une grande figure de sa génération. Reçue à l’ Académie des sciences en tant que correspondante étrangère, elle était attendue le 14 juin dernier à Paris sous la Coupole. Déjà malade, elle n’est pas venue. Elle s’est éteinte un mois plus tard, le 14 juillet, des suites d’un cancer du sein. Maryam Mirzakhani a été doublement un symbole. En tant que femme mathématicienne d’abord, mais aussi par son origine iranienne. Bien que travaillant aux États-Unis, c’est en Iran qu’elle a grandi et découvert les mathématiques. La communauté mathématique internationale a rendu hommage à son talent exceptionnel. L’Iran, à travers la presse et le gouvernement, a mis en avant le symbole qu’elle représentait pour les jeunes femmes du pays. Geste politique fort : après son décès, la plupart des journaux iraniens ont représenté leur héroïne nationale tête nue, brisant les règles du hijab qui valent aux femmes ne s’y conformant pas de graves ennuis.
Patience et obstination
Repérée dès le collège, Maryam Mirzakhani suit sa scolarité au lycée Farzanegan de Téhéran, établissement du programme iranien pour élèves doués (comme Israël, l’Iran procède à un repérage précoce des talents scientifiques). Après deux médailles d’or remportées aux Olympiades internationales de mathématiques, en 1994 et en 1995, elle intègre l’université de technologie de Sharif. Puis, après sa licence, elle rejoint le département de mathématiques de l’université Harvard, où elle fait sa thèse sous la direction de Curtis McMullen qui, en 1998, vient de recevoir la médaille Fields. Alex Eskin, de l’université de Chicago, avec lequel elle collaborera par la suite, rapporte qu’en « voyant les résultats de sa thèse, on réalise au premier regard qu’ils vont se retrouver dans tous les manuels du domaine » . Ce premier travail remarqué (lire ci-dessous) lui donne immédiatement une renommée internationale. Elle s’attelle alors à des problèmes profonds sur les systèmes dynamiques et les billards. « Les systèmes dynamiques étudient tout ce qui bouge, souvent lorsque le mouvement a atteint une sorte de régime stable, explique Anton Zorich, professeur à l’université Paris-Diderot. Les billards mathématiques sont des modèles jouets représentant le comportement d’un gaz dans une boîte. Ces modèles simplifiés permettent d’élaborer des outils que l’on peut ensuite utiliser pour étudier la dynamique de systèmes plus réalistes provenant de la physique, de la biologie, de l’informatique ou d’autres domaines des mathématiques. » Celle qui se qualifie de « mathématicienne lente » soutient que la beauté des mathématiques
ne se montre qu’à ceux qui ont l’obstination et la patience d’explorer à fond un domaine. De la même promotion de la médaille Fields – attribuée tous les quatre ans à des mathématiciens de moins de 40 ans, en général au nombre de quatre –, Artur Avila avait déjà croisé Maryam Mirzakhani quand il avait, comme elle, décroché une médaille d’or aux Olympiades internationales de mathématiques en 1995 ; il s’est aussi intéressé à la dynamique des billards. En 2010, il apprend que Maryam Mirzakhani a démontré, avec Alex Eskin, un théorème important sur ces billards (au nom poétique de « théorème de la baguette magique »). Travaillant sur un domaine proche, il se dit qu’il a peu d’espoir de recevoir la médaille Fields. Tous deux se retrouvent pourtant à nouveau à Séoul où, déjà malade, Maryam Mirzakhani se préserve au maximum de l’attention des médias, exacerbée par son statut de première femme à recevoir ce prix.
Outil puissant
Le théorème de la baguette magique offre un outil puissant pour l’étude de certains billards. « C’est comme si nous étions en train de tenter d’abattre une forêt de séquoias à la machette et qu’ils avaient inventé la tronçonneuse », estime Alex Wright, spécialiste des systèmes dynamiques à l’université Stanford. Pour Curtis McMullen, qui fut son directeur de thèse, « ses avancées ont changé notre vision des espaces des modules et montrent le chemin vers les frontières de la connaissance mathématique, où des développements frappants se déroulent encore » . Comme un clin d’oeil du destin, ce travail sur les billards généralise un fameux résultat de la mathématicienne d’origine russe Marina Ratner, décédée une semaine avant Maryam Mirzakhani. Professeur à Berkeley, Marina Ratner avait reçu le prix Ostrowski, une autre distinction prestigieuse des mathématiques, en 1993. Ces rares récompenses ne doivent pas faire oublier que les femmes sont peu nombreuses en sciences, et encore moins en mathématiques. Depuis les années 2000, les choses changent doucement. Dans les listes de noms circulant pour les prochaines médailles Fields, attribuées en 2018, on recense trois femmes pour une trentaine d’hommes. C’est un début, mais le chemin est encore long. Et la distinction de Maryam Mirzakhani a certainement valeur d’exemple pour encourager les jeunes filles dans une voie à laquelle même les meilleures ne pensent pas naturellement. Philippe Pajot