Françoise Barré-Sinoussi
Prix Nobel de médecine en 2008, Françoise Barré-Sinoussi a codécouvert le virus de l’immunodéficience humaine (VIH). Elle revient sur les nombreuses stratégies visant à l’éliminer des cellules qui l’abritent, et nous parle de la recherche d’un vaccin cont
Françoise Barré-Sinoussi a débuté la recherche au début des années 1970, dans le laboratoire de Jean-Claude Chermann, à l’Institut Pasteur. Elle apprend alors à connaître les rétrovirus. Ces virus dont le génome est constitué d’ARN sont particuliers : grâce à une enzyme, ils ont la capacité de rétrotranscrire leur ARN en ADN ; cette séquence d’ADN viral intègre le génome de la cellule infectée. Enthousiaste, Françoise Barré-Sinoussi se consacre aux relations entre rétrovirus et cancer sur des souris. Jusqu’au jour où elle est contactée, avec Jean-Claude Chermann et Luc Montagnier, pour mener des recherches virologiques sur les ganglions hypertrophiques d’un malade atteint du sida au stade précoce. En janvier 1983, tout est à faire face à la dramatique épidémie. Méthodique, elle découvre le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) (1). La course est lancée pour décrypter ses mécanismes et mettre au point des traitements. Aujourd’hui, après de nombreuses avancées et un prix Nobel, le combat continue avec l’espoir ultime de mettre le VIH hors d’état de nuire. La Recherche Des résultats remarquables ont été réalisés dans le traitement des personnes atteintes du VIH et dans la prévention. Est-ce le « commencement de la fin du sida »? Françoise Barré-Sinoussi Des progrès ont été accomplis, c’est indéniable. On dispose aujourd’hui d’une gamme élargie de traitements antirétroviraux qui ont réduit la mortalité et la morbidité des personnes vivant avec le VIH. Ces traitements ont fait passer le sida du statut de maladie mortelle à celui de maladie chronique. En Europe et en Amérique du Nord, l’espérance de vie des personnes séropositives a augmenté de dix ans depuis 1996, date d’introduction des antirétroviraux. Pour une personne qui a commencé son traitement en 2008 et suffisamment tôt après l’infection, l’espérance de vie est désormais de 73 ans chez les hommes et de 76 ans chez les femmes, soit presque autant que celle de la population générale (2). Cependant, peut-on parler d’un « commencement de la fin du sida » ? Non, je ne crois pas : les traitements ne permettent pas de guérir. Beaucoup d’efforts sont à accomplir pour y
Pour guérir un jour du sida, il faudrait éliminer les réservoirs viraux des cellules”
Françoise BarréSinoussi est fortement engagée dans les programmes de recherche de l’Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales (ANRS).
parvenir. Et puis, il ne faut pas relâcher la vigilance en matière de prévention (lire p. 8).
Vous êtes très engagée dans les réseaux internationaux de recherche en Asie et en Afrique. La population y bénéficie-t-elle des traitements?
Oui, les pays d’Afrique et d’Asie ont bénéficié de ces avancées thérapeutiques. On estimait en 2016 qu’environ 19,5 millions de personnes infectées dans le monde avaient accès aux antirétroviraux. Mais le verre n’est qu’à moitié plein ! Il reste presque autant de personnes qui ont besoin de recevoir un traitement. Dans certaines régions, le problème d’accès aux médicaments est encore plus manifeste : 75 % des personnes vivant avec le VIH en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale ne bénéficient pas encore d’antirétroviraux. Un constat d’autant plus cruel que les études ont clairement démontré que démarrer un traitement antirétroviral de manière précoce est bénéfique pour les personnes infectées. La morbidité sévère est réduite de moitié chez les patients qui démarrent très tôt un traitement antirétroviral, comparativement à ceux qui le prennent tardivement, et cela quelle que soit la sévérité de l’infection (3). D’ailleurs, depuis ces résultats, il est préconisé de traiter toutes les personnes infectées dès le diagnostic posé. Ce sont les recommandations établies en 2015 par l’Organisation mondiale de la santé.
Pouvez-vous rappeler quel est le traitement de référence ?
C’est une thérapie qui consiste à associer trois médicaments antirétroviraux (ARV ). Elle ne guérit pas l’infection, mais empêche la réplication du virus dans l’organisme et permet au système immunitaire de se renforcer. Un tel traitement rend la charge virale indétectable, ce qui s’accompagne d’une remontée du taux de lymphocytes T CD4 – ces cellules sont les cibles privilégiées du virus – et diminue le risque de morbidité sévère. Ce traitement réduit également le risque de transmission du virus à un tiers. En revanche, il ne permet pas d’éliminer les réservoirs de virus, constitués de différentes sous-populations de cellules contenant le virus à l’état latent et qui s’établissent dès les premiers jours post-infection. Le traitement doit donc être poursuivi à vie pour contrôler durablement l’infection.
Est-il possible de simplifier ce traitement ?
Plusieurs stratégies sont étudiées. Une piste consiste à alléger les traitements pour que la personne n’ait que deux antirétroviraux, voire un seul, à prendre par jour. On évalue aussi la possibilité de concentrer le traitement sur quelques jours ou de délivrer des médicaments à action prolongée, dont le principe actif serait libéré lentement dans le sang pendant plusieurs semaines. De nouvelles familles d’antirétroviraux sont par ailleurs à l’étude, comme des inhibiteurs d’attachement ou des inhibiteurs de maturation.
Comment empêcher la fixation du virus?
On cherche à agir sur la protéine virale qui sert au VIH pour se fixer aux cellules de l’hôte. Plusieurs nouvelles stratégies sont en cours, notamment depuis 2013, avec la caractérisation d’anticorps neutralisants à large spectre qui vont justement se fixer sur cette protéine virale et empêcher que celle-ci ne s’attache au récepteur cellulaire (CD4). Une autre stratégie consiste à modifier, grâce à la thérapie génique, le corécepteur cellulaire (CCR5) pour empêcher la fixation virale.
Quel est le mode d’action des inhibiteurs de maturation ?
Ils interviennent à une étape particulièrement tardive du cycle de réplication virale, après que le virus est sorti de la cellule. Ils empêchent les protéines virales de devenir pleinement fonctionnelles. En faisant cela, ils stoppent la progression de l’infection. Mais ces molécules sont encore en phase de développement clinique.
Ces progrès consistent à contrôler l’infection. Mais quelles sont les pistes pour espérer un jour guérir du VIH ?
Il faudrait éliminer totalement les réservoirs viraux. En effet, lorsque le virus infecte une cellule, son génome s’insère dans celui de la cellule, où il peut rester à l’état latent sans produire de protéines virales (Fig. 1). La cellule réservoir passe inaperçue auprès du système immunitaire, et elle peut proliférer même lorsque la personne est sous
traitement. En se divisant, elle multiplie d’autant le génome du virus, qui est susceptible d’être réactivé en cas d’arrêt du traitement.
Ces cellules réservoirs sont-elles toujours des lymphocytes T CD4?
Non, ce ne sont pas les seules cellules à servir de réservoir pour le virus. Il se cache dans d’autres cellules immunitaires comme les macrophages (*). En fait, on ne trouve pas seulement ces cellules réservoirs dans le sang, mais aussi dans de nombreuses autres parties du corps : la moelle osseuse, le cerveau, les intestins. En outre, ces dernières années, nous avons appris que, dans les ganglions, une sous-population de lymphocytes T – les lymphocytes ganglionnaires auxiliaires (ou « helper ») – joue un rôle important comme réservoir.
Ces cellules réservoirs sont une menace pour les patients, mais certains arrivent à les contrôler après avoir arrêté le traitement. Comment l’expliquer ?
Vous parlez des patients de la cohorte Visconti, une vingtaine de personnes qui ont arrêté leur traitement, mais chez qui la charge virale – le nombre de particules virales présentes dans le sang – reste indétectable. Nous n’avons pas encore tous les éléments pour comprendre ce qu’il s’est passé. Pour le moment, il a été démontré que ces personnes ont peu de réservoirs viraux. Elles ont été traitées très tôt après l’exposition au virus : le traitement a probablement limité leur propagation.
Mais une fois le traitement arrêté, le virus pouvait se répliquer…
En effet, il y a donc autre chose qui permet à ces personnes de contrôler les cellules réservoirs. Nous savons que, contrairement à ce qu’il se passe chez les personnes dites « contrôleurs d’élite », qui contrôlent spontanément l’infection en l’absence de traitement, ce ne sont pas des lymphocytes CD8 qui éliminent les cellules réservoirs. Des travaux récents montrent que des cellules de la réponse immunitaire innée sont impliquées dans le contrôle réalisé par les patients Visconti, notamment les lymphocytes NK (natural killer) (4 ) . Ces cellules font partie des premières lignes de défense de l’organisme, elles sont capables de détruire des cellules anormales ou infectées sans activation préalable. Les études ont
montré que les lymphocytes NK des patients Visconti ont des particularités. Ils expriment à leur surface membranaire une variété de récepteurs différente de celle des patients non contrôleurs.
La réponse immunitaire innée est-elle un élément clé pour contrôler l’infection ?
Oui, les travaux sur les modèles animaux et également auprès des rares malades qui contrôlent l’infection spontanément ou après un traitement, tendent à démontrer le rôle important de la réponse innée dans le contrôle ultérieur de l’infection. Maintenant, nous cherchons à comprendre si cette réponse innée induit une réponse immunitaire adaptative, spécifique. Mais j’insiste, il y a clairement un rôle très important de la réponse innée et de la réponse inflammatoire. On sait que, si la réponse inflammatoire est trop élevée, cela maintient les réservoirs viraux dans l’organisme. Mais, si le niveau de la réponse inflammatoire n’est pas excessif, on obtient des actions bénéfiques des cellules immunitaires contre les réservoirs viraux. C’est une question d’équilibre. C’est complexe, mais on commence à débroussailler. Par ailleurs, ces observations concernant les cellules réservoirs nous rapprochent des problématiques auxquelles sont confrontés les cancérologues : des liens existent entre le comportement des cellules réservoirs et les cellules tumorales.
Expliquez-nous ce lien avec la cancérologie…
Nous avons découvert que les cellules réservoirs expriment à leur surface des molécules communes avec les cellules cancéreuses, comme les molécules PD1 ou CTLA4. Une fois activées, ces molécules inhibent le fonctionnement des lymphocytes T, qui deviennent impuissants à combattre ces cellules. Des anticorps anti-PD1 ou anti-CTLA4 ont été développés en cancérologie : ils lèvent ces freins, renforçant l’immunité antitumorale. Ces anticorps ont donné des résultats marquants chez certains patients souffrant d’un mélanome ou d’un cancer du poumon.
Est-il possible de les utiliser pour éliminer les cellules réservoirs ?
Plusieurs études débutent en France et aux ÉtatsUnis. Mais attention, c’est difficile à mettre en place : nous ne pouvons pas proposer à une personne qui a le VIH, vivant normalement grâce à son traitement antirétroviral, d’essayer un médicament anticancéreux… Les personnes inclues dans ces études sont donc des patients avec le VIH qui ont développé un cancer. Ils sont traités pour leur cancer avec ces molécules nouvelles. Et, pour ceux qui l’acceptent, des analyses sont menées en parallèle pour observer l’effet sur les réservoirs viraux, sur la réponse immunitaire anti-VIH.
Sait-on bien identifier les cellules réservoirs ?
C’est une grande priorité de la recherche actuelle. Si l’on veut que les malades soient en rémission durable, nous devons avoir de meilleurs marqueurs pour identifier et quantifier ces réservoirs viraux. Plusieurs exemples nous l’ont montré. Il y a d’abord eu les « patients de Boston », deux hommes séropositifs qui avaient bénéficié d’une greffe de moelle osseuse pour traiter une leucémie. À la suite de ce traitement, toute trace du virus avait disparu de leur sang ! Ils avaient alors interrompu leur traitement. Mais quelques mois plus tard, l’infection virale a redémarré, ils ont dû reprendre leurs antirétroviraux. Ces patients montrent les insuffisances de notre détection des réservoirs viraux.
Est-ce qu’on progresse dans ce domaine ?
Oui, l’équipe de Monsef Benkirane, de l’Institut de génétique humaine de Montpellier, a découvert un nouveau marqueur, le récepteur CD32a. Ses travaux ont montré que les cellules qui expriment ce
récepteur étaient enrichies en virus à l’état latent (5). C’est une étape importante. Mais d’autres marqueurs sont nécessaires pour améliorer la détection des réservoirs viraux, leur quantification et éventuellement leur ciblage thérapeutique.
Peut-on faire sortir le virus de sa latence, pour repérer la cellule virale et éliminer celle-ci ?
C’est la stratégie du shock and kill. Beaucoup de travaux ont été faits : in vitro, plusieurs équipes ont démontré qu’on peut faire sortir le virus de l’état de latence à l’aide de molécules qui décompactent l’ADN pour exposer la séquence virale aux facteurs de transcription. Cette séquence produit alors de l’ARN viral. Ensuite, on tente de l’éliminer avec une immunothérapie ou une vaccinothérapie qui stimule les lymphocytes T CD8, pour éliminer les cellules réservoirs où le virus a été réactivé. Malheureusement, les premières phases d’essais chez les malades n’ont pas donné de résultats marquants.
Faut-il abandonner cette stratégie ?
Non, nous n’en sommes qu’aux balbutiements. Utilisons-nous les bonnes doses d’agent modifiant la chromatine (*) ? Avons-nous les bonnes molécules ? Il faut continuer. Ces travaux ont permis de lever un voile sur les mécanismes impliqués dans la latence virale, sur les phénomènes épigénétiques et le rôle des facteurs de transcription. Mais nous sommes loin d’avoir tout compris. Il faut être capable d’éliminer très rapidement la cellule où le virus se réveille.
Les nouveaux outils mis au point pour éditer le génome pourraient-ils être utilisés pour supprimer l’ADN viral ?
In vitro, des équipes ont utilisé les ciseaux moléculaires CRISPR-Cas9 pour couper la séquence virale de l’ADN cellulaire. Mais des travaux ont aussi montré que ce type de manipulation induisait des mutations permettant au virus de résister (6). Là encore, on apprend en marchant. Par ailleurs, il existe des stratégies pour modifier génétiquement les cellules immunitaires, afin de les rendre efficaces contre les cellules réservoirs. Cette stratégie s’inspire des cellules CAR-T, développées contre certains cancers.
Et qu’en est-il de la recherche d’un vaccin contre le VIH ?
C’est aussi l’une des grandes priorités de la recherche. Il y a eu un petit espoir en 2009 avec un essai en Thaïlande, qui a montré que le candidat vaccin (une combinaison de deux vaccins) réduisait les risques d’infection de 31 % chez les personnes vaccinées. Une efficacité très modeste. Un nouvel essai en cours, cette fois en Afrique du Sud, répète cette stratégie, mais avec un vaccin un peu différent.
La découverte des anticorps neutralisants à large spectre fait-elle avancer cette piste ?
C’est une découverte importante. Ils ont été trouvés chez un petit nombre de patients. Ces anticorps neutralisants sont capables de contrôler différentes souches de VIH. Grâce à leur caractérisation structurale, des anticorps neutralisants très puissants ont pu être produits. Ils ont été injectés chez le singe et chez l’homme, et ils ont montré des niveaux de protection encourageants. Mais il faut trouver avec quel vaccin on peut induire des anticorps aussi efficaces… La recherche d’un vaccin contre le VIH nous a révélé la pauvreté de nos connaissances théoriques en vaccinologie. Aujourd’hui encore, on ne sait pas comment marche un vaccin aussi efficace que celui de la fièvre jaune. C’est pourquoi nous devons d’abord résoudre ces questions fondamentales.
La recherche contre le VIH fait progresser les vaccins du futur. Quels sont les autres domaines qui en bénéficient?
Le premier exemple qui me vient en tête est celui de l’hépatite C. Un traitement efficace a été mis au point ; aujourd’hui, on en guérit. Or ces travaux dérivent de la recherche sur le VIH. D’autres domaines ont bénéficié aussi de ces recherches. En biologie cellulaire, il y a l’identification de molécules qui servent de récepteurs ; en immunologie, on connaît mieux les fonctions des lymphocytes T… Et je regrette qu’on ne parle pas suffisamment de ces avancées. C’est un tort, parce que certains pensent qu’on a donné trop d’argent à la lutte contre le sida. Or celle-ci apporte des leçons heureuses et malheureuses pour tous les problèmes de santé publique que le monde entier va devoir affronter dans les années à venir. C’est fini de ne penser qu’à une pathologie ; la recherche contre le VIH est utile pour la santé globale. (1) F. Barré-Sinoussi et al., Science, 220, 868, 1983. (2) The Antiretroviral Therapy Cohort Collaboration, Lancet HIV, 4, e349, 2017. (3) The Insight start Study Group, NEJM, 373, 795, 2015. (4 ) http://tinyurl.com/about-visconti-study (5) B. Descours et al., Nature, 543, 564, 2017. (6) Z. Wang et al., Cell, 15, 481, 2016.
Nous nous rapprochons des problématiques auxquelles sont confrontés les cancérologues”