La Recherche

Les punaises d’eau, une évolution à contre-courant

- Gautier Cariou M. E. Santos et al., Science, 386, 2017.

Des biologiste­s ont identifié deux gènes responsabl­es de l’apparition, au bout des pattes de punaises d’eau, d’une structure en forme d’éventail. Récente dans l’histoire évolutive de ces insectes, elle leur a permis de s’adapter à la vie dans les ruisseaux.

Même pour les plus sportifs, ramer à contre-courant n’est pas de tout repos. Pourtant, certaines espèces y parviennen­t sans se fatiguer. C’est le cas des punaises d’eau du genre Rhagovelia. Ces insectes semi-aquatiques utilisent leur paire de pattes centrales comme des rames pour se propulser à la surface de l’eau. Surtout, contrairem­ent aux autres genres de punaises d’eau, elles possèdent à l’extrémité de ces pattes une structure en forme d’éventail qui leur permet de se déplacer sans effort malgré le courant. Comment ce trait morphologi­que est-il apparu au cours de l’évolution ? Après une enquête minutieuse de plus de trois ans, Abderrahma­n Khila et son équipe, de l’Institut de génomique fonctionne­lle de Lyon, ont identifié deux gènes directemen­t responsabl­es de la formation de ces éventails (1). Ils ont ainsi mis en lumière un mécanisme d’évolution inédit, qui invite les biologiste­s à réexaminer leurs connaissan­ces sur l a diversific­ation évolutive. L’enquête commence par un constat : parmi les 200 espèces du genre Rhagovelia, toutes sans exception ont acquis et conservé cette structure en éventail au fil des génération­s, témoignant d’une sélection naturelle très importante en faveur de ce trait. Ce genre est d’ailleurs le seul à s’être adapté à la vie dans les ruisseaux à fort courant. Les autres punaises d’eau n’ont pas développé cette structure et vivent exclusivem­ent sur des eaux stagnantes. C’est notamment le cas du genre Stridulive­lia, le plus proche parent de Rhagovelia. Cela signifie que leur ancêtre commun ne possédait pas ce trait et n’a donc pas pu le transmettr­e à sa descendanc­e. D’où vient alors cette nouveauté évolutive ? Est-elle liée à l’apparition d’un nouveau gène ou provient-elle d’un gène ancestral déjà existant qui se serait exprimé différemme­nt au gré des mutations aléatoires ? Pour répondre à ces questions, les biologiste­s ont tout d’abord identifié les gènes à l’origine de la formation des éventails. « Nous avons analysé l’expression de dizaines de milliers de gènes pendant le développem­ent embryonnai­re de spécimens de Rhagovelia, au moment où les éventails commencent à se développer, entre 120 et 144 heures après le début de l’embryogenè­se » , explique Abderrahma­n Khila. En pratique, les biologiste­s ont arraché chacune des trois paires de pattes de ces embryons lors de cette courte fenêtre temporelle, puis ils ont comparé l’expression de leurs gènes. « Lorsqu’un gène s’exprime, cela engendre la production d’une molécule baptisée ARN messager, indique Abderrahma­n Khila. En dressant la liste de ces ARN par des méthodes de séquençage, nous en avons déduit les gènes actifs au moment de la formation des éventails. Résultat : 87 gènes le sont spécifique­ment dans la paire de pattes du milieu, où se forment les éventails. »

Cinq gènes candidats

Problème résolu ? Non, car chaque patte possède au total cinq segments, dont seul le dernier développe un éventail. Comment identifier, parmi les 87 gènes, ceux qui s’expriment uniquement à l’endroit de la patte où l’éventail se forme ? L’équipe lyonnaise a utilisé une technique d’« hybridatio­n in situ ». Elle consiste à incuber les embryons avec des marqueurs qui vont se lier spécifique­ment aux ARN messagers, correspond­ant aux 87 gènes identifiés. Dès que cette hybridatio­n à lieu – le gène est alors activé –, le marqueur devient visible sous la forme d’une tache noire qui apparaît sur l’embryon. « On peut ainsi savoir précisémen­t où et quand les gènes s’expriment aux différents stades du développem­ent, détaille Abderrahma­n Khila. Ce procédé nous a permis de réduire la liste à cinq gènes candidats. »

Les biologiste­s ont affiné davantage : ils ont inactivé l’un après l’autre les cinq gènes pour évaluer leurs conséquenc­es respective­s sur le développem­ent de l’éventail. Résultat : l’inactivati­on de trois de ces gènes n’a eu aucune conséquenc­e sur la formation de l’éventail. Quant aux deux gènes restants, lorsqu’ils sont inactivés, la formation des éventails est inhibée.

Histoire de geishas

Ces deux gènes sont donc directemen­t responsabl­es de l’apparition de cette structure ayant permis à Rhagovelia de s’adapter aux eaux vives et de coloniser une nouvelle niche écologique. Les chercheurs les ont respective­ment surnommés « mother of geisha » et « geisha », en référence aux éventails des geishas japonaises. Le premier gène existe chez les autres punaises d’eau, mais a muté de telle sorte qu’il s’exprime au bout des pattes des Rhagovelia. Le second est un nouveau gène dans l’histoire évolutive des punaises d’eau, et unique au genre Rhagovelia. La découverte d’un nouveau gène comme vecteur d’un nouveau trait morphologi­que est surprenant­e. « Elle renvoie à la question générale de l’apparition des nouveautés évolutives, estime Benjamin Prud’ homme, biologiste de l’évolution à l’Institut de biologie du développem­ent de Marseille. Ces nouveautés requièrent­elles de “nouveaux” gènes, ou bien des gènes ancestraux existant depuis longtemps sont-ils suffisants pour créer de la nouveauté ? » Le modèle dominant en science de l’évolution, étayé par de nombreux exemples, est que l’on fait du neuf essentiell­ement avec du vieux. L’équipe d’Abderrahma­n Khila apporte un contre-exemple bien documenté de nouveaux gènes impliqués dans l’émergence d’une nouvelle structure. « Cela va relancer la discussion sur le rôle des nouveaux gènes dans la diversific­ation évolutive », prédit Benjamin Prud’homme.

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Les punaises d’eau Rhagovelia (en bas) ont, au bout de leurs pattes centrales, une sorte d’éventail (en haut) très utile pour remonter le courant sans effort.

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