Les punaises d’eau, une évolution à contre-courant
Des biologistes ont identifié deux gènes responsables de l’apparition, au bout des pattes de punaises d’eau, d’une structure en forme d’éventail. Récente dans l’histoire évolutive de ces insectes, elle leur a permis de s’adapter à la vie dans les ruisseaux.
Même pour les plus sportifs, ramer à contre-courant n’est pas de tout repos. Pourtant, certaines espèces y parviennent sans se fatiguer. C’est le cas des punaises d’eau du genre Rhagovelia. Ces insectes semi-aquatiques utilisent leur paire de pattes centrales comme des rames pour se propulser à la surface de l’eau. Surtout, contrairement aux autres genres de punaises d’eau, elles possèdent à l’extrémité de ces pattes une structure en forme d’éventail qui leur permet de se déplacer sans effort malgré le courant. Comment ce trait morphologique est-il apparu au cours de l’évolution ? Après une enquête minutieuse de plus de trois ans, Abderrahman Khila et son équipe, de l’Institut de génomique fonctionnelle de Lyon, ont identifié deux gènes directement responsables de la formation de ces éventails (1). Ils ont ainsi mis en lumière un mécanisme d’évolution inédit, qui invite les biologistes à réexaminer leurs connaissances sur l a diversification évolutive. L’enquête commence par un constat : parmi les 200 espèces du genre Rhagovelia, toutes sans exception ont acquis et conservé cette structure en éventail au fil des générations, témoignant d’une sélection naturelle très importante en faveur de ce trait. Ce genre est d’ailleurs le seul à s’être adapté à la vie dans les ruisseaux à fort courant. Les autres punaises d’eau n’ont pas développé cette structure et vivent exclusivement sur des eaux stagnantes. C’est notamment le cas du genre Stridulivelia, le plus proche parent de Rhagovelia. Cela signifie que leur ancêtre commun ne possédait pas ce trait et n’a donc pas pu le transmettre à sa descendance. D’où vient alors cette nouveauté évolutive ? Est-elle liée à l’apparition d’un nouveau gène ou provient-elle d’un gène ancestral déjà existant qui se serait exprimé différemment au gré des mutations aléatoires ? Pour répondre à ces questions, les biologistes ont tout d’abord identifié les gènes à l’origine de la formation des éventails. « Nous avons analysé l’expression de dizaines de milliers de gènes pendant le développement embryonnaire de spécimens de Rhagovelia, au moment où les éventails commencent à se développer, entre 120 et 144 heures après le début de l’embryogenèse » , explique Abderrahman Khila. En pratique, les biologistes ont arraché chacune des trois paires de pattes de ces embryons lors de cette courte fenêtre temporelle, puis ils ont comparé l’expression de leurs gènes. « Lorsqu’un gène s’exprime, cela engendre la production d’une molécule baptisée ARN messager, indique Abderrahman Khila. En dressant la liste de ces ARN par des méthodes de séquençage, nous en avons déduit les gènes actifs au moment de la formation des éventails. Résultat : 87 gènes le sont spécifiquement dans la paire de pattes du milieu, où se forment les éventails. »
Cinq gènes candidats
Problème résolu ? Non, car chaque patte possède au total cinq segments, dont seul le dernier développe un éventail. Comment identifier, parmi les 87 gènes, ceux qui s’expriment uniquement à l’endroit de la patte où l’éventail se forme ? L’équipe lyonnaise a utilisé une technique d’« hybridation in situ ». Elle consiste à incuber les embryons avec des marqueurs qui vont se lier spécifiquement aux ARN messagers, correspondant aux 87 gènes identifiés. Dès que cette hybridation à lieu – le gène est alors activé –, le marqueur devient visible sous la forme d’une tache noire qui apparaît sur l’embryon. « On peut ainsi savoir précisément où et quand les gènes s’expriment aux différents stades du développement, détaille Abderrahman Khila. Ce procédé nous a permis de réduire la liste à cinq gènes candidats. »
Les biologistes ont affiné davantage : ils ont inactivé l’un après l’autre les cinq gènes pour évaluer leurs conséquences respectives sur le développement de l’éventail. Résultat : l’inactivation de trois de ces gènes n’a eu aucune conséquence sur la formation de l’éventail. Quant aux deux gènes restants, lorsqu’ils sont inactivés, la formation des éventails est inhibée.
Histoire de geishas
Ces deux gènes sont donc directement responsables de l’apparition de cette structure ayant permis à Rhagovelia de s’adapter aux eaux vives et de coloniser une nouvelle niche écologique. Les chercheurs les ont respectivement surnommés « mother of geisha » et « geisha », en référence aux éventails des geishas japonaises. Le premier gène existe chez les autres punaises d’eau, mais a muté de telle sorte qu’il s’exprime au bout des pattes des Rhagovelia. Le second est un nouveau gène dans l’histoire évolutive des punaises d’eau, et unique au genre Rhagovelia. La découverte d’un nouveau gène comme vecteur d’un nouveau trait morphologique est surprenante. « Elle renvoie à la question générale de l’apparition des nouveautés évolutives, estime Benjamin Prud’ homme, biologiste de l’évolution à l’Institut de biologie du développement de Marseille. Ces nouveautés requièrentelles de “nouveaux” gènes, ou bien des gènes ancestraux existant depuis longtemps sont-ils suffisants pour créer de la nouveauté ? » Le modèle dominant en science de l’évolution, étayé par de nombreux exemples, est que l’on fait du neuf essentiellement avec du vieux. L’équipe d’Abderrahman Khila apporte un contre-exemple bien documenté de nouveaux gènes impliqués dans l’émergence d’une nouvelle structure. « Cela va relancer la discussion sur le rôle des nouveaux gènes dans la diversification évolutive », prédit Benjamin Prud’homme.