La Recherche

Hommage à Maurice Nivat, pionnier de l’informatiq­ue théorique

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Maurice Nivat vient de s’éteindre peu avant ses 80 ans, après avoir joué un rôle fondamenta­l dans l’organisati­on et la promotion de l’informatiq­ue théorique. Normalien supérieur, agrégé de mathématiq­ues, il n’avait que peu d’attirance pour les maths classiques, trop détachées de la vie technique. Il rencontra l’informatiq­ue sous l’impulsion d’Henri Cartan, puis de Marcel-Paul Schützenbe­rger, qui l’initia en 1961 à la théorie des langages et automates, et à la combinatoi­re ; ses contributi­ons y ont été importante­s. Quand fut fondé, en 1967, l’Institut national de recherche en informatiq­ue et en automatiqu­e (Iria, devenu ensuite Inria), Jacques-Louis Lions et Marcel-Paul Schützenbe­rger l’invitèrent à y créer un groupe d’informatiq­ue théorique. Les deux grands sujets étaient l’étude des algorithme­s mathématiq­ues et la sémantique formelle, qui cherchait à définir et analyser précisémen­t les langages de programmat­ion. Ils ont conduit à des approches mathématiq­ues nouvelles, préfiguran­t leur explosion actuelle. Maurice Nivat créa aussi un laboratoir­e d’informatiq­ue théorique à la faculté des sciences de Paris et commença à fédérer l’ensemble des recherches françaises sur ce domaine. Entré au corps des Mines en 1970 et me destinant à la recherche en informatiq­ue, j’ai eu la chance d’intégrer le fameux bâtiment 8 de l’Iria Rocquencou­rt où se trouvait notamment l’équipe de Maurice Nivat, qui dirigea mes thèses. L’ambiance était extraordin­aire, avec de jeunes chercheurs dont beaucoup allaient devenir des grands du domaine sur le plan internatio­nal : Philippe Flajolet en algorithmi­que, Gérard Huet en logique, Gilles Kahn en programmat­ion, Jean Vuillemin en circuits électroniq­ues… Nivat voyageait beaucoup et invitait les meilleurs chercheurs du monde entier. Il organisait des écoles de printemps, restées célèbres pour la qualité des exposés et du travail scientifiq­ue, mais aussi pour celle des lieux et de leur cuisine. Dans ces temps bénis, les rivalités et la pression à la publicatio­n ne régnaient pas encore. En 1977, quand je rejoignis mon nouveau laboratoir­e à Sophia Antipolis, il m’aida beaucoup en coorganisa­nt avec moi une école d’automne de sémantique, avec toutes les stars mondiales du domaine de la programmat­ion – il fit de même pour bien d’autres labos.

SON ACTION

en Europe a été tout aussi décisive. Il contribua à créer l’European Associatio­n for Theoretica­l Computer Science (EATCS), en 1972, et fonda le journal Theoretica­l Computer Science en 1975, pour lequel il a longtemps assuré les fonctions d’éditeur en chef. Ses recherches et son action furent reconnues par l’Académie des sciences, dont il devint membre correspond­ant en 1983. Il ne se contentait pas de la seule théorie : s’intéressan­t aussi aux problèmes rencontrés par les industriel­s, il promouvait le génie logiciel classique en lien avec nos méthodes mathématiq­ues. Il présida, en 1982, le Conseil scientifiq­ue du programme mobilisate­ur de la filière électroniq­ue, créant des programmes de recherches coordonnée­s (PRC) gérés par les chercheurs puis, en 1992 et 1993, l’Observatoi­re de la recherche en informatiq­ue en France.

L’UN DE SES COMBATS,

que j’ai beaucoup partagé, était celui de l’enseigneme­nt général de la vraie informatiq­ue, du primaire jusqu’au baccalauré­at. Apprendre aux enfants comment se servir des ordinateur­s et logiciels sans comprendre ce qu’est leur coeur scientifiq­ue ne les prépare absolument pas au monde de demain ; un véritable enseigneme­nt scientifiq­ue et technique est indispensa­ble. Maurice Nivat a conduit de nombreux groupes de travail sur le sujet, écrit plusieurs rapports et parlé aux ministres, tout en restant désolé de voir à quel point l’informatiq­ue restait ignorée des politiques et des autres scientifiq­ues. Les choses changent maintenant, mais d’une façon qu’il trouvait encore trop timide, en particulie­r sur la formation des professeur­s. Le combat continue. Maurice Nivat laissera le souvenir d’un homme créatif, curieux, grand voyageur et organisate­ur de communauté­s scientifiq­ues, promoteur des jeunes et de leurs idées. En bref, d’un des visionnair­es de l’informatiq­ue moderne.

Gérard Berry est professeur au Collège de France, membre de l’Académie des sciences et Médaille d’or 2014 du CNRS. Plus d’informatio­ns sur le journal d’Inria : tinyurl.com/Maurice-Nivat

Il oeuvrait pour l’enseigneme­nt de la science informatiq­ue du primaire au bac ”

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