Les isolants font de la résistance
Certains matériaux sont isolants en leur sein, mais conducteurs à leurs extrémités. Ces propriétés surprenantes sont dues à des caractéristiques topologiques des états quantiques des électrons. D’abord théoriques, les travaux expérimentaux sur ces matéria
Il y a un demi-siècle, le prix Nobel de physique George Gamow observait que la topologie était, avec la théorie des nombres, le seul domaine des mathématiques qui n’avait pas d’application en physique. Aujourd’hui, force est de constater que l’élan considérable porté par les nouvelles phases de la matière, comme les isolants topologiques, nous fait plutôt nous demander quelle branche de la physique échappera à l’emprise de la topologie. La découverte de propriétés topologiques en physique dans les années 1970 fut inattendue (lire p. 40). La topologie est une branche des mathématiques qui s’attelle à l’étude des déformations continues d’un objet en un autre – on pourrait dire sans utiliser de colle ni de ciseaux. Ces objets peuvent être de natures très diverses, comme un espace, une fonction ou encore une surface. Par exemple, la surface d’une cuillère peut être continûment déformée en celle d’une banane. De même, celle d’une tasse à café, avec son anse, peut être continûment déformée en une bouée. En revanche, la surface d’une banane ne peut pas être continûment déformée en celle d’une bouée, car il faudrait alors soit trouer la banane, soit recoller ensemble ses deux extrémités. À travers le filtre de la topologie, cuillère et banane sont identiques, mais diffèrent toutes deux de la tasse et de la bouée, qui différent également d’une monture de lunettes. On comprend bien qu’ici, seul compte le nombre de trous de la surface, zéro dans le premier cas, un dans le deuxième, deux pour les lunettes… Le nombre de trous est un exemple de nombre topologique : c’est un nombre entier qui permet de regrouper sous le même étendard toutes les surfaces équivalentes du point de vue de leur forme globale. Munis de ces concepts, les physiciens ont découvert de nouveaux états de la matière qui ne rentrent pas dans la classification entre isolants et conducteurs électriques.
De l’atome au cristal
La capacité d’un matériau à être traversé par un courant électrique est gouvernée par le comportement des électrons en son sein. Ces électrons, qui proviennent des atomes constituant la matière, portent chacun une charge électrique élémentaire. Alors que certains assurent la cohésion des atomes entre eux, en formant des liaisons chimiques, d’autres, en excès, sont libres
de circuler. C’est par le mouvement de ces derniers qu’un courant électrique peut être engendré. Pour autant, ce mouvement est loin de ressembler à celui d’un flot de petites billes chargées électriquement. En effet, à ces échelles nanométriques (10- m), le compor
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Sur le pourtour d’un isolant topologique, le courant se propage sans dissipation
(*) Un cristal est un solide dont les atomes qui le constituent sont arrangés de façon ordonnée, régulière, symétrique. Par exemple, les métaux sont des cristaux.
(*) L’effet Joule est la dissipation de l’énergie d’un courant électrique en chaleur lors de la traversée d’un matériau opposant une résistance électrique.
est dicté par les lois de la mécanique quantique, qui offrent notamment aux électrons la capacité d’interférer, comme le font les ondes. Selon la mécanique quantique, les électrons d’un atome ne peuvent occuper que des états d’énergie spécifiques. On parle alors du spectre discret d’énergie de l’atome. Cette spécificité est en fait assez analogue aux modes de vibration possibles d’une onde acoustique dans une flûte, qui correspondent aux différentes notes de l’instrument ; s’il est possible de jouer ces notes, les sons de fréquences comprises entre ces notes sont inaccessibles. La théorie des bandes, élaborée dans les années 1930 sous l’impulsion de Felix Bloch en Suisse et d’Allan Wilson en Angleterre, permet d’étendre la compréhension du fonctionnement d’un atome à celle d’un cristal (*), qui peut en comporter un nombre démesurément grand. En se couplant les uns aux autres, les atomes voient leurs niveaux d’énergies discrets devenir des plages continues, appelées bandes d’énergies. Ces bandes sont génériquement séparées les unes des autres par des « gaps » d’énergies, ou « bandes interdites », qui sont une réminiscence du spectre discret de chaque atome. Par conséquent, les ondes électroniques qui existent dans un cristal, baptisées ondes de Bloch, ont également des énergies qui leur sont inaccessibles. L’occupation des états électroniques par tous les électrons du cristal s’effectue en minimisant leur énergie. Mais les électrons appartiennent à cette famille de particules quantiques (les fermions) qui leur interdit de partager le même état quantique, et donc en particulier d’investir ensemble l’état de plus basse énergie. Se faisant, ils doivent se répartir en remplissant les bandes : d’abord celle dont l’énergie est la plus basse, puis les suivantes, jusqu’à ce que chacun ait trouvé sa place. L’énergie la plus élevée ainsi atteinte – l’énergie de Fermi – sépare le dernier niveau occupé par les électrons du premier niveau inoccupé. Soit la dernière bande occupée est partiellement remplie, alors le niveau de Fermi se situe dans cette bande. Soit toutes les bandes sont complètement occupées, et alors le niveau de Fermi réside dans un gap. La différence entre ces deux scénarios est radicale. Dans le premier cas, les électrons dont l’énergie est proche de celle de Fermi pourront être mis en mouvement si on leur confère un peu d’énergie, par exemple en appliquant une tension électrique au matériau. Dans le second cas, les électrons sont bloqués, et l’énergie que pourrait leur conférer une tension extérieure ne suffit pas à combler le gap pour les promouvoir dans la bande d’énergie supérieure. C’est toute la différence entre un métal qui est un bon conducteur, dans le premier cas, et un isolant, dans le second.
Guides d’ondes
Modifier l’amplitude du gap ou la position du niveau de Fermi est un jeu auquel les physiciens se sont attelés depuis des décennies, avec à la clef le contrôle du transport électronique, notamment avec les semi-conducteurs qui offrent la possibilité de changer un matériau isolant en un conducteur et réciproquement. C’est le succès de la théorie des bandes sur laquelle se fonde le transistor ou encore les cellules photovoltaïques. Pourtant, des matériaux récemment découverts, les isolants topologiques, ne rentrent pas dans ce schéma simple. Car, s’ils se comportent bien comme des isolants usuels en leur sein, ce sont en même temps d’excellents conducteurs sur leurs bords ! Cela signifie que des états électroniques, localisés aux bords du matériau, sont disponibles dans le gap d’énergie, là où siège le niveau de Fermi. Ainsi, ces états de bord sont les seuls à pouvoir contribuer au transport de la charge électrique (Fig. 1). Ils agissent comme de vrais guides d’ondes électroniques. Un isolant topologique n’est donc pas vraiment un isolant : un transport de charges s’y déroule, un peu à la manière d’une cape d’invisibilité électronique où le courant, ne pouvant pénétrer dans le coeur du matériau, doit en faire le tour. Qui plus est, les électrons se propageant à travers ces guides d’ondes de bord le font tous dans
le même sens et sont incapables de se retourner. Ils demeurent donc insensibles aux diverses perturbations qu’ils peuvent rencontrer sur leur chemin – on parle de protection topologique. Par conséquent, ils assurent une conductivité électrique sans dissipation, c’est-à-dire sans perte d’énergie par effet Joule (*). D’ailleurs, dans une certaine classe d’isolants topologiques, cette particularité est si manifeste que la conductance électrique (l’inverse de la résistance) ne peut prendre que des valeurs multiples de e 2/ h, où h est la constante de Planck qui intervient en physique quantique, et e la charge électrique élémentaire. On parle alors de quantification de la conductance.
Coiffer une boule chevelue
Cette phase se manifeste à travers l’effet Hall quantique, dont la découverte à Grenoble en 1980 a valu le prix Nobel de physique à l’Allemand Klaus von Klitzing. Cet effet est obtenu dans des gaz d’électrons à deux dimensions piégés dans des hétérostructures (*) semi-conductrices, telles que l’arséniure de gallium, soumises à un fort champ magnétique perpendiculaire de plusieurs teslas (soit environ dix mille fois plus intense que le champ magnétique terrestre). La conductance prend alors des valeurs quantifiées, si précises qu’elles servent d’étalon en métrologie. Ce résultat est d’autant plus spectaculaire qu’il faut garder à l’esprit que l’échantillon, en général, possède bon nombre de défauts en tout genre. Il s’agit donc bien d’extraire des propriétés universelles et fondamentales de la matière « sale ». La quantification de la conductance pourrait rappeler celle du spectre d’énergie des atomes en niveaux discrets, dont la physique quantique hérite son nom. Toutefois, leur origine est bien différente, comme le montrèrent David Thouless et ses collaborateurs Mahito Kohmoto, Peter Nightingale et Marcel den Nijs (1) en révélant que la conductance de Hall peut s’exprimer comme un nombre topologique qui, en tant que tel, ne peut prendre que des valeurs entières. Insistons d’abord sur le fait que ce nombre topologique ne représente en aucun cas des trous dans le matériau lui-même, contrairement à l’exemple de la tasse mentionné au début de l’article ! Si ce que représente ce nombre est plus difficile à cerner, le théorème dit de la boule chevelue peut toutefois nous guider dans la bonne direction. Considérez une boule et attachez des cheveux sur toute sa surface. Si vous essayez de coiffer ces cheveux à plat, sans les dresser, vous réaliserez qu’il existe nécessairement au moins un point autour duquel il est impossible de les aligner, comme celui qui est visible sur le haut du crâne de ceux qui portent des cheveux courts. Ce point constitue un défaut de
(*) Une hétérostructure est un assemblage de plusieurs matériaux semi-conducteurs différents.
la coiffure dont il est impossible de se débarrasser, bien que sa position ne soit pas fixée. Tant que la surface que l’on coiffe est celle d’une boule, d’une cuillère, d’une banane ou de toute autre surface sans trou, il existe nécessairement un défaut rédhibitoire.
Indifférence aux détails
Alors que si l’on coiffait une tasse à café ou une bouée, on n’y trouverait aucun défaut de ce type. Ce défaut peut donc être qualifié de topologique parce que son existence ne dépend que du nombre de trous de la surface que l’on coiffe. Dans le calcul de David Thouless, le rôle du cheveu est joué par un état quantique, et la coiffure correspond à l’ensemble des états électroniques d’une bande d’énergie remplie. La question est alors de savoir si cette chevelure peut être coiffée sans défaut. Le travail de David Thouless a montré précisément que ce n’est pas le cas pour la phase de Hall quantique, à la différence de tous les autres isolants que l’on connaissait jusque-là. Ce résultat est riche d’enseignements. Tout d’abord, on conçoit mieux l’extrême précision de la conductance de Hall : celle-ci étant de nature topologique, elle ne peut pas changer continûment de valeur. Différents échantillons peuvent certes varier les uns par rapport aux autres, à travers les impuretés qu’ils comportent. Ces différences se traduiront, pour les électrons dans les bandes, comme autant de formes de « coiffures » différentes dont le nombre de défauts – qui régule la valeur de la conductivité électrique – reste inchangé. À travers l’apparition de nombres topologiques en physique, il y a donc l’idée cruciale de l’indifférence aux détails, et donc de la robustesse du phénomène. Ensuite, le résultat de David Thouless révèle qu’il y a de l’information importante, mesurable et cachée dans la façon dont les états quantiques d’une bande peuvent globalement s’arranger les uns avec les autres. C’est précisément ce point qui a échappé aux physiciens pendant un demisiècle et sur lequel David Thouless a mis le doigt, justifiant l’obtention de son prix Nobel en 2016. Il a par la suite été compris que l’existence de cette propriété topologique va de pair avec l’existence de guides d’ondes aux bords du système, leur conférant ainsi une robustesse qualifiée de topologique. La nature topologique de la phase de Hall quantique a fait d’elle une curiosité pendant vingt-cinq ans, jusqu’à ce que Charles Kane et Eugene Mele, de l’université américaine de Pennsylvanie, comprennent que d’autres phases topologiques pouvaient exister dans la matière. Dans la nouvelle phase qu’ils proposèrent en 2005 (2), les états de bord ont un tout autre aspect. Ceux-ci ne peuvent exister que par deux. Chaque partenaire de la paire se propage dans une direction opposée et porte avec lui un moment magnétique intrinsèque (le spin)
également opposé. Ce point est lourd de conséquences, car il offre la possibilité de manipuler non seulement le flot de charges des électrons, mais aussi leur spin, tout en les guidant de façon contrôlée. C’est tout l’enjeu de la spintronique, qui vise à tirer profit de cette information supplémentaire accessible dans le monde quantique pour des applications électroniques quotidiennes. Une fois la brèche ouverte par Charles Kane et Eugene Mele, tout s’accéléra. Un an après leur travail pionnier, la confirmation expérimentale de l’existence de cette nouvelle phase topologique est annoncée par le groupe de Laurens Molenkamp, de l’université de Wurtzbourg, en Allemagne, en collaboration avec l’équipe théorique de Shoucheng Zhang, à Stanford. Cette confirmation a été obtenue dans des hétérostructures à base de mercure, de cadmium et de tellure (3). Dans la foulée, la première phase topologique à trois dimensions est prédite puis observée dans un matériau à base de bismuth et d’antimoine. Cette fois, les électrons circulant à la surface se comportent comme s’ils n’avaient pas de masse, à la manière de particules ultra-relativistes (les électrons d’une feuille de graphène, un matériau carboné de l’épaisseur d’un atome découvert également en 2005, se
De multiples phases topologiques peuvent exister dans la matière
déplacent de façon similaire). En l’espace de quelques années, une kyrielle d’isolants topologiques a ensuite été découverte dans des alliages divers comportant souvent des éléments lourds comme l’antimoine, le tellure, le mercure ou le bismuth. En parallèle, il est vite apparu que beaucoup d’autres phases topologiques pourraient être obtenues, par exemple dans certains types de supraconducteurs exotiques, ou en combinant des supraconducteurs avec des isolants topologiques. Les particules confinées aux bords de tels dispositifs auraient cette fois la singulière propriété d’être… leur propre antiparticule ! L’observation et la manipulation, délicates, de ces particules exotiques sans masse ni charge, dites particules de Majorana, est un domaine très actif. D’abord sur le plan fondamental, car une telle particule n’a jamais été observée en tant que particule fondamentale dans la nature. Mais aussi pour les perspectives inédites d’applications qui s’offrent dans le stockage de l’information et de calculs quantiques (lire p. 44).
Au-delà des électrons
Par ailleurs, ces concepts fondamentaux de robustesse topologique et de guides d’onde de bord se sont vite disséminés au-delà de la physique des électrons où ils ont vu le jour ; ils ont trouvé dans ces nouveaux domaines un écho surprenant. Qu’ils soient optiques, acoustiques, atomiques ou mécaniques, des états topologiques, analogues à ceux rencontrés plus haut, sont déjà une réalité dans les laboratoires (lire ci-contre). Ces concepts investissent jusqu’à la géophysique : certaines ondes océaniques et atmosphériques au niveau de l’équateur, dont l’une est précurseur du phénomène El Niño, viennent d’être formellement interprétées comme des états de bord topologiques coincés entre les deux hémisphères (4 ) . Le bouleversement amené par l’avènement des phases topologiques dans le paysage de la physique n’est pas terminé.