Sur la piste des skyrmions
En 2009, la première observation, par hasard, d’un skyrmion magnétique a permis de mettre en évidence cette quasi-particule qui résulte de propriétés topologiques. Sa manipulation, encore difficile, permettrait de concevoir des mémoires magnétiques très e
Prenez une bande de papier, torsadez-la d’un demitour et reliez ses extrémités. Vous aurez beau le manipuler, vous ne parviendrez pas à détordre ce ruban de Möbius, à moins de le détruire. « Le skyrmion magnétique ressemble un peu à cela, explique Albert Fert, de l’unité mixte de physique CNRSThales (UMPhy), à Palaiseau, colauréat du prix Nobel de physique en 2007 pour la découverte de la magnéto résistance géante. Le skyrmion est une configuration des spins d’un ensemble d’atomes qui est “protégée” – comme le ruban de Möbius – par sa topologie. Une fois la configuration établie, on ne peut pas la déformer et la dénouer sans apporter beaucoup d’énergie. En revanche, on peut la déplacer avec d’infimes quantités d’énergie. » Dans un matériau, un skyrmion est un arrangement local, sur une dizaine de nanomètres, de moments magnétiques – les spins – qui pointent vers le bas au centre et vers le haut sur les bords, ou l’inverse. Entre ces deux extrêmes, l’orientation des moments magnétiques change régulièrement lorsque l’on s’éloigne du centre, formant une sorte de vortex dont la géométrie ne doit rien au hasard. « Il est le fruit d’une interaction entre spins induite par un effet relativiste, le couplage spin-orbite, explique Albert Fert. C’est une interaction chirale – elle distingue la droite de la gauche –, qui entraîne une augmentation de l’énergie du système si les spins tournent dans un sens, et une diminution dans l’autre sens. Cette contrainte force les spins à tourner dans un même sens et joue un rôle clé dans la stabilité du skyrmion. » Une fois créé, par exemple avec la pointe d’un microscope à effet tunnel, celui-ci peut être déplacé avec un simple courant électrique. « C’est un peu comme si l’on déplaçait les boules d’un boulier, mais avec des boules de quelques nanomètres ! » À ceci près qu’aucune masse n’est en mouvement : seul le skyrmion se déplace, à la manière d’une onde dans une forêt de moments magnétiques. En 2009, un groupe conduit par Christian Pfleiderer, de l’université technologique de Munich, étudiait un cristal de silicium et de manganèse à basse température (environ -246 °C) quand il a observé, pour la première fois, des skyrmions magnétiques (1). « Nous avons constaté un comportement magnétique inattendu que nous avons mis un peu de temps à comprendre, indique le chercheur. La structure particulière de ce cristal engendre un réseau de skyrmions magnétiques. » La découverte accidentelle va rapidement séduire les physiciens du magnétisme. « Ils ont compris que les skyrmions pourraient être utilisés pour stocker de l’information, même si je ne suis pas sûr que l’on pourra le faire à un coût acceptable », prévient Christian Pfleiderer. Pour lui, les skyrmions « pourraient aussi être utilisés pour convertir des signaux radio à très haute fréquence en courant électrique » .« Je suis très impressionné par les progrès de mes collègues », se
Ces particules sont potentiellement la solution ultime aux problèmes de mémoires informatiques ” Albert Fert, Prix Nobel de physique en 2007
réjouit-il. Depuis deux ans, d’autres groupes, dont celui de l’UMPhy, ont créé des skyrmions stables à température ambiante avec diverses combinaisons de matériaux, par exemple des films de cobalt déposés sur un film de platine. On peut les détecter par magnétorésistance, comme les informations à la surface d’un disque dur, et les déplacer avec de très faibles courants. Tous les ingrédients d’une mémoire sont là : la valeur d’une information élémentaire (0 ou 1) pourrait être portée par l’absence ou la présence d’un skyrmion à un emplacement donné d’une piste magnétique.
Améliorer la mobilité
Dans les mémoires classiques, à l’image de la mémoire vive dynamique (DRAM), l’information est portée par des paquets d’électrons logés dans de minuscules condensateurs. Mais cette mémoire est volatile, car les électrons tendent à s’échapper. Il faut constamment rafraîchir son contenu, ce qui est coûteux en énergie. D’où un regain d’intérêt des industriels pour les mémoires magnétiques non volatiles, baptisées MRAM, qui ont été mises au point ces dernières années. « On verra l’an prochain les premiers téléphones dotés de MRAM », souligne Albert Fert. Celles-ci consomment cent fois moins que la DRAM et ne s’usent pas à force d’écrire des données, comme les mémoires flash. Mais leur coût les réserve encore à des applications critiques sur le plan énergétique. D’où l’intérêt des skyrmions qui combinent, sur le papier, tous les atouts des mémoires électroniques et magnétiques. « Ils sont potentiellement la solution ultime aux problèmes de mémoires informatiques », souligne Albert Fert. Mais la route sera longue avant que ces objets exotiques ne sortent des laboratoires. « Diminuer encore leur taille et améliorer leur mobilité à température ambiante sont les principaux défis, explique Vincent Cros, collaborateur d’Albert Fert. Aujourd’hui, des skyrmions de quelques dizaines de nanomètres de diamètre sont conservés en l’état quelques jours au moins. » Accroître leur dimension doperait leur stabilité, mais réduirait leur avantage en termes de densité. Pour éviter d’en arriver là, à l’UMPhy comme ailleurs, les physiciens empilent des couches magnétiques – en alternant par exemple l’iridium, le cobalt et le platine – dans lesquelles ils créent des skyrmions couplés verticalement d’une couche à l’autre. « On produit ainsi des skyrmions tubulaires, plus stables parce que plus volumineux », justifie Nicolas Reyren, lui aussi à l’UMPhy. Cependant, Vincent Cros reconnaît : « Nous sommes encore au milieu du gué. » S’il parvient à être franchi, l’industrialisation du skyrmion magnétique ne devrait pas être un obstacle. « Les technologies utilisées sont proches de celles employées pour fabriquer les disques magnétiques, les têtes de lecture et les MRAM, conclut-il. D’ailleurs, nos recherches profitent des progrès des industriels ! »