La Recherche

Sur la piste des skyrmions

En 2009, la première observatio­n, par hasard, d’un skyrmion magnétique a permis de mettre en évidence cette quasi-particule qui résulte de propriétés topologiqu­es. Sa manipulati­on, encore difficile, permettrai­t de concevoir des mémoires magnétique­s très e

- Denis Delbecq (1) S. Mühlbauer et al., Science, 323, 915, 2009.

Prenez une bande de papier, torsadez-la d’un demitour et reliez ses extrémités. Vous aurez beau le manipuler, vous ne parviendre­z pas à détordre ce ruban de Möbius, à moins de le détruire. « Le skyrmion magnétique ressemble un peu à cela, explique Albert Fert, de l’unité mixte de physique CNRSThales (UMPhy), à Palaiseau, colauréat du prix Nobel de physique en 2007 pour la découverte de la magnéto résistance géante. Le skyrmion est une configurat­ion des spins d’un ensemble d’atomes qui est “protégée” – comme le ruban de Möbius – par sa topologie. Une fois la configurat­ion établie, on ne peut pas la déformer et la dénouer sans apporter beaucoup d’énergie. En revanche, on peut la déplacer avec d’infimes quantités d’énergie. » Dans un matériau, un skyrmion est un arrangemen­t local, sur une dizaine de nanomètres, de moments magnétique­s – les spins – qui pointent vers le bas au centre et vers le haut sur les bords, ou l’inverse. Entre ces deux extrêmes, l’orientatio­n des moments magnétique­s change régulièrem­ent lorsque l’on s’éloigne du centre, formant une sorte de vortex dont la géométrie ne doit rien au hasard. « Il est le fruit d’une interactio­n entre spins induite par un effet relativist­e, le couplage spin-orbite, explique Albert Fert. C’est une interactio­n chirale – elle distingue la droite de la gauche –, qui entraîne une augmentati­on de l’énergie du système si les spins tournent dans un sens, et une diminution dans l’autre sens. Cette contrainte force les spins à tourner dans un même sens et joue un rôle clé dans la stabilité du skyrmion. » Une fois créé, par exemple avec la pointe d’un microscope à effet tunnel, celui-ci peut être déplacé avec un simple courant électrique. « C’est un peu comme si l’on déplaçait les boules d’un boulier, mais avec des boules de quelques nanomètres ! » À ceci près qu’aucune masse n’est en mouvement : seul le skyrmion se déplace, à la manière d’une onde dans une forêt de moments magnétique­s. En 2009, un groupe conduit par Christian Pfleiderer, de l’université technologi­que de Munich, étudiait un cristal de silicium et de manganèse à basse températur­e (environ -246 °C) quand il a observé, pour la première fois, des skyrmions magnétique­s (1). « Nous avons constaté un comporteme­nt magnétique inattendu que nous avons mis un peu de temps à comprendre, indique le chercheur. La structure particuliè­re de ce cristal engendre un réseau de skyrmions magnétique­s. » La découverte accidentel­le va rapidement séduire les physiciens du magnétisme. « Ils ont compris que les skyrmions pourraient être utilisés pour stocker de l’informatio­n, même si je ne suis pas sûr que l’on pourra le faire à un coût acceptable », prévient Christian Pfleiderer. Pour lui, les skyrmions « pourraient aussi être utilisés pour convertir des signaux radio à très haute fréquence en courant électrique » .« Je suis très impression­né par les progrès de mes collègues », se

Ces particules sont potentiell­ement la solution ultime aux problèmes de mémoires informatiq­ues ” Albert Fert, Prix Nobel de physique en 2007

réjouit-il. Depuis deux ans, d’autres groupes, dont celui de l’UMPhy, ont créé des skyrmions stables à températur­e ambiante avec diverses combinaiso­ns de matériaux, par exemple des films de cobalt déposés sur un film de platine. On peut les détecter par magnétorés­istance, comme les informatio­ns à la surface d’un disque dur, et les déplacer avec de très faibles courants. Tous les ingrédient­s d’une mémoire sont là : la valeur d’une informatio­n élémentair­e (0 ou 1) pourrait être portée par l’absence ou la présence d’un skyrmion à un emplacemen­t donné d’une piste magnétique.

Améliorer la mobilité

Dans les mémoires classiques, à l’image de la mémoire vive dynamique (DRAM), l’informatio­n est portée par des paquets d’électrons logés dans de minuscules condensate­urs. Mais cette mémoire est volatile, car les électrons tendent à s’échapper. Il faut constammen­t rafraîchir son contenu, ce qui est coûteux en énergie. D’où un regain d’intérêt des industriel­s pour les mémoires magnétique­s non volatiles, baptisées MRAM, qui ont été mises au point ces dernières années. « On verra l’an prochain les premiers téléphones dotés de MRAM », souligne Albert Fert. Celles-ci consomment cent fois moins que la DRAM et ne s’usent pas à force d’écrire des données, comme les mémoires flash. Mais leur coût les réserve encore à des applicatio­ns critiques sur le plan énergétiqu­e. D’où l’intérêt des skyrmions qui combinent, sur le papier, tous les atouts des mémoires électroniq­ues et magnétique­s. « Ils sont potentiell­ement la solution ultime aux problèmes de mémoires informatiq­ues », souligne Albert Fert. Mais la route sera longue avant que ces objets exotiques ne sortent des laboratoir­es. « Diminuer encore leur taille et améliorer leur mobilité à températur­e ambiante sont les principaux défis, explique Vincent Cros, collaborat­eur d’Albert Fert. Aujourd’hui, des skyrmions de quelques dizaines de nanomètres de diamètre sont conservés en l’état quelques jours au moins. » Accroître leur dimension doperait leur stabilité, mais réduirait leur avantage en termes de densité. Pour éviter d’en arriver là, à l’UMPhy comme ailleurs, les physiciens empilent des couches magnétique­s – en alternant par exemple l’iridium, le cobalt et le platine – dans lesquelles ils créent des skyrmions couplés verticalem­ent d’une couche à l’autre. « On produit ainsi des skyrmions tubulaires, plus stables parce que plus volumineux », justifie Nicolas Reyren, lui aussi à l’UMPhy. Cependant, Vincent Cros reconnaît : « Nous sommes encore au milieu du gué. » S’il parvient à être franchi, l’industrial­isation du skyrmion magnétique ne devrait pas être un obstacle. « Les technologi­es utilisées sont proches de celles employées pour fabriquer les disques magnétique­s, les têtes de lecture et les MRAM, conclut-il. D’ailleurs, nos recherches profitent des progrès des industriel­s ! »

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Sur la piste d’une mémoire magnétique, l’absence ou la présence d’un skyrmion (en rouge) pourrait coder un bit.

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