Ces microbes qui accélèrent la fonte des glaces
Grâce à un drone capable de prendre des images dans des longueurs d’onde spécifiques, une équipe britannique a commencé à cartographier la vie microbienne présente sur la glace du Groenland. Avec, pour objectif, l’amélioration de la capacité à prédire la
Alors que la vie sur la glace est connue depuis plus d’un siècle, la plus grande part de la littérature sur le sujet a été produite ces deux dernières décennies. La majorité des espèces microbiennes vivant à la surface de la glace ont été identifiées, et nous disposons d’instruments capables de mesurer leur effet assombrissant sur la glace, qui augmente la fonte de cette dernière. Cependant, notre compréhension de ces mécanismes souffre tou - jours de lacunes majeures. Nous avons notamment besoin d’une méthode fiable pour cartographier les microbes à l’échelle de calottes glaciaires entières. À l’université de Sheffield, au RoyaumeUni, nous travaillons donc à mettre en place la détection à distance de la vie sur la glace, dans le but de cartographier l’assombrissement biologique à partir des satellites et d’améliorer notre capacité à prédire la fonte de la glace. L’enjeu est de taille : les glaciers de montagne disparaissent, et les grandes calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique diminuent. Ces masses de glace sont pourtant d’immenses glacières pour la planète, puisqu’elles renvoient l’énergie du Soleil dans l’espace. Plus elles rétrécissent, plus la planète se réchauffe. Un mécanisme de fonte accéléré, donc, par la vie microscopique. La fonte des glaciers et des calottes glaciaires ne dépend pas seulement de la température. La plupart de l’énergie responsable de la fonte provient, en effet, de la lumière du Soleil qui frappe la surface glaciaire. Or la glace sale et foncée absorbe plus d’énergie solaire que la glace propre et claire – qui reflète la lumière –, ce qui signifie qu’il y a davantage d’énergie disponible pour accélérer le processus. Sur la calotte glaciaire groenlandaise en particulier,
la glace devient très foncée en été, avec de larges portions reflétant seulement 20 à 30 % de la lumière du Soleil qui les frappe.
Explorations polaires
Ce phénomène n’est pas nouveau : les explorateurs le remarquent dès la fin du XIXe siècle, lors des grandes explorations polaires. Le premier à s’en rendre compte est le Finlandais Adolf E. Nordenskjöld. Lorsqu’il arrive sur la calotte glaciaire groenlandaise en 1870, il constate immédiatement la couleur particulière de la glace, oscillant entre le violet et le gris foncé. Son collègue, un botaniste suédois du nom de Sven Berggren, examine la glace au microscope et découvre une forte variété de vie microbienne, dont des microalgues (1). Pour ces explorateurs, l’importance de leur découverte est claire : la vie noircit la glace et augmente sa vitesse de fonte. Nordenskjöld suggère même que la vie microbienne « est le plus grand ennemi de la masse glaciaire » et un accélérateur de la déglaciation à l’échelle globale ! Longtemps, ces obser vations restent d’obscures notes de bas de page dans l’histoire de l’exploration polaire. Cependant, alors que la science du climat prend de l’importance au cours du XXIe siècle, les travaux de Nordenskjöld gagnent un nouveau sens. Les scientifiques contemporains confirment la présence d’un écosystème microbien grandissant à la surface de la calotte glaciaire groenlandaise et ailleurs. Aujourd’hui, ils essaient de quantifier son effet d’assombrissement de la glace. Bien que cet environnement soit extrême, avec des températures basses et des nutriments rares, la lumière du Soleil et l’eau liquide y sont abondantes, assez pour assurer la photosynthèse. Les microalgues peuvent donc grandir à la surface de la glace (2). En outre, les jours d’été sont longs en Arctique, le soleil ne se couchant pas pendant une partie de la saison, ce qui expose les algues à l’énergie solaire de manière intense et prolongée. Si cela alimente la photosynthèse, cela stresse aussi les algues, les forçant à produire des molécules formant une « crème solaire biologique » afin de protéger leur délicate machinerie photosynthétique. Ces caroténoïdes, comme on les appelle, colorent leurs cellules en violet très foncé et augmentent l’assombrissement biologique de la glace. Parallèlement, la surface de la glace est parsemée de trous, souvent cylindriques, parfois de forme complexe et irrégulière. Ils ont des diamètres et des profondeurs qui varient du centimètre au mètre et contiennent, au fond, de petites granules, de 1 à 10 millimètres, de matériel biologique et non biologique. Nordenskjöld est le premier à remarquer ces trous dans la calotte groenlandaise et les nomme « trous à cryoconite » (*). Habitats microbiens les plus riches en biodiversité existant à la surface de la glace terrestre, ils contiennent de nombreuses espèces de micro-organismes, des bactéries aux algues en passant par les champignons, les virus et les prédateurs microscopiques un peu plus gros tels que les tardigrades et les rotifères. Leur formation résulte d’un processus biophysique complexe – le mélange de poussières et de débris sous l’action de cyanobactéries aussi connues sous le nom d’algues bleues, longues et filaires. Ces dernières sont photosynthétiques et, en grandissant, elles exsudent des polymères qui agissent comme des glus biologiques, rassemblant les paquets de matériel pour former des granules stables. Ces agrégats de matériel créent un micro-habitat pour d’autres micro-organismes, en particulier ceux qui se nourrissent des molécules produites par les cyanobactéries photosynthétisantes. Lorsque les granules grandissent, elles deviennent plus lourdes et colonisent la surface de la glace.
Les longs jours d’été stressent les algues, qui produisent alors une « crème solaire biologique »
Or le matériel biologique qui les compose les rend particulièrement foncées. C’est pourquoi la glace située en dessous fond rapidement. Il se forme alors ces trous à la surface de la glace – dans lesquels reposent les granules –, qui fournissent une protection contre le temps et le rayonnement solaire intense, et évitent que les micro-organismes soient emportés par l’eau. Les cyanobactéries sculptent donc la surface de la glace et construisent un habitat stable et confortable dans lequel la vie microbienne peut prospérer, malgré un environnement extrême. Mais les trous à cryoconite sont plus que de simples « seaux de glace » contenant de la vie microbienne. Ce sont des réseaux de mini-villes microbiennes sur la glace, chacune étant connectée aux autres par l’eau de fonte circulant entre les cristaux de glace juste sous la surface. Si les organismes qui y vivent ne sont pas extrêmophiles, ils sont en revanche extrêmotolérants : ils survivent dans un large éventail de conditions. Par exemple, le tardigrade peut survivre entre -150 et 150 °C.
Systèmes interconnectés
Ces micro-organismes conçoivent, p ro d u i s e n t , s e re p ro d u i s e n t , c o n s o mme n t , s e l i v re n t u n e compétition, se développent, construisent, meurent, se décomposent, immigrent, émigrent. Ils importent et exportent à la fois nutriments, déchets et autres matériels biologiques (3). Le trou change de forme et de taille, en réponse aux conditions environnementales. Cela permet le maintien de l’intensité lumineuse sur le sol du trou, et donc la photosynthèse. La prolifération algale et les cryoconites sont des composants indispensables à l’écosystème arctique d’un point de vue global. Ils stockent le carbone – qu’ils puisent dans l’atmosphère et fixent dans des molécules organiques –, des nutriments et de la biomasse qui peuvent être relâchés dans les sols, les rivières et les océans lorsque les glaciers fondent. Ce sont des systèmes adaptatifs complexes, très interconnectés, créés biologiquement sur la glace terrestre (4 ) . Pour estimer la couverture globale de la vie sur la glace, il nous faut la déceler sans avoir besoin de récolter des échantillons sur place. Il est relativement simple de prélever des échantillons et de les analyser en laboratoire pour détecter la présence de la vie. Mais le faire du ciel, à partir de satellites, d’avions ou de drones – ce qui donne une carte de la vie sur la glace en deux dimensions – est un problème différent. En effet, outre l’assombrissement d’origine biologique, la glace est aussi colorée par la suie et les poussières minérales. Aussi, lorsque la glace fond, les cristaux changent de forme et l’eau fondue remplit les espaces entre eux. Ce phénomène peut modifier la façon dont la glace absorbe et renvoie l’énergie solaire. Démêler le signal biologique de ces autres processus d’assombrissement s’est ainsi révélé être un défi. Une chance pourtant : les molécules biologiques causant l’assombrissement de la glace absorbent la lumière à certaines longueurs d’onde seulement. Nous pouvons donc utiliser le spectre
de la lumière réfléchie pour les identifier. Ce dernier diffère, en effet, selon les molécules et les matériels non biologiques étudiés. La chlorophylle, par exemple, absorbe la lumière rouge et la lumière bleue bien plus efficacement qu’elle n’absorbe le vert.
Démêler la lumière
Mais si l’identification du spectre d’absorption est simple lorsqu’un seul matériel est présent, c’est plus difficile lorsque de nombreuses espèces, avec différentes propriétés d’absorption de la lumière, sont mélangées à des matériels non biologiques. La lumière réfléchie devient alors un enchevêtrement de signaux difficiles à démêler. Dans notre laboratoire, nous travaillons sur un drone capable d’établir des cartes grâce à des allers-retours au-dessus d’un carré de 400 mètres de côté – soit 0,16 km2 – de la calotte glaciaire du Groenland, en prenant des images à des longueurs d’onde spécifiques. En analysant ces images, nous allons produire une carte de la vie sur la glace. Parallèlement, nous suivrons le vol à pied pour collecter des échantillons, afin de relier les images du drone avec les concentrations réelles des différents absorbeurs de lumière au sol. Les longueurs d’onde qu’enregistre notre drone étant les mêmes que celles mesurées par de nombreux satellites d’observation (Modis de la Nasa, Sentinel-2 de l’agence spatiale européenne…), nous espérons, à terme, utiliser les satellites pour comparer nos résultats avec ceux qui sont obtenus de l’espace. Si nous cherchons à cartographier la vie, nous avons aussi besoin d’avoir une connaissance plus profonde de ses mécanismes. La reconnaissance des surfaces glaciaires comme habitat microbien est arrivée en même temps que l’explosion de techniques accessibles et abordables dans le champ de l’écologie microbienne moléculaire. De nombreuses équipes ont utilisé le séquençage haut débit (*) sur les gènes marqueurs pour identifier les micro-organismes particuliers présents dans les communautés cryoconites (lire p. 56). En combinant l’expertise des écologues microbiens avec les glaciologues et les physiciens, nous pourrons relier les processus opérant au niveau moléculaire avec les changements à la surface de la glace et les modèles de fonte.
De la Terre à l’espace
Enfin, un autre résultat potentiel peut sortir de ce travail. Et si, au lieu de regarder de l’espace vers notre planète, nous faisions l’inverse ? La calotte glaciaire est, par plusieurs aspects, le meilleur endroit possible pour développer des technologies de détection de la vie utilisables sur les planètes et les lunes glacées. Prenons le satellite Europe, par exemple. Un projet récemment financé par la Nasa et l’agence spatiale européenne, baptisé provisoirement Joint Europa Mission, examinera cette lune glacée de Jupiter pour y déceler des signes de vie. Sa croûte de glace et son océan souterrain seraient potentiellement habitables. Sur Europe, la surface glaciaire est ensoleillée et ensemencée par les neiges possiblement enrichies en minéraux, qui se forment quand l’eau liquide s’échappe de cet océan souterrain par d’immenses geysers. Il y a donc une surface glacée « poussiéreuse » éclairée par le Soleil, permettant la photosynthèse tout comme la calotte groenlandaise (bien que le flux d’énergie solaire et la température soient inférieurs sur Europe). Les frontières de la biologie des glaciers sur Terre croiseront peut-être ainsi la recherche de pointe de la vie extraterrestre. (1) J. M. Cook et al., Progr. Phys. Geog., 40, 66, 2015 ; J. Uetake et al., Polar Sci., 4, 71, 2010. M. L. Yallop et al., ISME J., 6 , 2302, 2012. K. Cameron et al., Polar Biol., 35, 1375, 2012. M. Stibal et al., Nat. Geosci., 5, 771, 2012.