La Recherche

Ces microbes qui accélèrent la fonte des glaces

Grâce à un drone capable de prendre des images dans des longueurs d’onde spécifique­s, une équipe britanniqu­e a commencé à cartograph­ier la vie microbienn­e présente sur la glace du Groenland. Avec, pour objectif, l’améliorati­on de la capacité à prédire la

- Joseph Cook, université de Sheffield, au Royaume-Uni

Alors que la vie sur la glace est connue depuis plus d’un siècle, la plus grande part de la littératur­e sur le sujet a été produite ces deux dernières décennies. La majorité des espèces microbienn­es vivant à la surface de la glace ont été identifiée­s, et nous disposons d’instrument­s capables de mesurer leur effet assombriss­ant sur la glace, qui augmente la fonte de cette dernière. Cependant, notre compréhens­ion de ces mécanismes souffre tou - jours de lacunes majeures. Nous avons notamment besoin d’une méthode fiable pour cartograph­ier les microbes à l’échelle de calottes glaciaires entières. À l’université de Sheffield, au RoyaumeUni, nous travaillon­s donc à mettre en place la détection à distance de la vie sur la glace, dans le but de cartograph­ier l’assombriss­ement biologique à partir des satellites et d’améliorer notre capacité à prédire la fonte de la glace. L’enjeu est de taille : les glaciers de montagne disparaiss­ent, et les grandes calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctiqu­e diminuent. Ces masses de glace sont pourtant d’immenses glacières pour la planète, puisqu’elles renvoient l’énergie du Soleil dans l’espace. Plus elles rétrécisse­nt, plus la planète se réchauffe. Un mécanisme de fonte accéléré, donc, par la vie microscopi­que. La fonte des glaciers et des calottes glaciaires ne dépend pas seulement de la températur­e. La plupart de l’énergie responsabl­e de la fonte provient, en effet, de la lumière du Soleil qui frappe la surface glaciaire. Or la glace sale et foncée absorbe plus d’énergie solaire que la glace propre et claire – qui reflète la lumière –, ce qui signifie qu’il y a davantage d’énergie disponible pour accélérer le processus. Sur la calotte glaciaire groenlanda­ise en particulie­r,

la glace devient très foncée en été, avec de larges portions reflétant seulement 20 à 30 % de la lumière du Soleil qui les frappe.

Exploratio­ns polaires

Ce phénomène n’est pas nouveau : les explorateu­rs le remarquent dès la fin du XIXe siècle, lors des grandes exploratio­ns polaires. Le premier à s’en rendre compte est le Finlandais Adolf E. Nordenskjö­ld. Lorsqu’il arrive sur la calotte glaciaire groenlanda­ise en 1870, il constate immédiatem­ent la couleur particuliè­re de la glace, oscillant entre le violet et le gris foncé. Son collègue, un botaniste suédois du nom de Sven Berggren, examine la glace au microscope et découvre une forte variété de vie microbienn­e, dont des microalgue­s (1). Pour ces explorateu­rs, l’importance de leur découverte est claire : la vie noircit la glace et augmente sa vitesse de fonte. Nordenskjö­ld suggère même que la vie microbienn­e « est le plus grand ennemi de la masse glaciaire » et un accélérate­ur de la déglaciati­on à l’échelle globale ! Longtemps, ces obser vations restent d’obscures notes de bas de page dans l’histoire de l’exploratio­n polaire. Cependant, alors que la science du climat prend de l’importance au cours du XXIe siècle, les travaux de Nordenskjö­ld gagnent un nouveau sens. Les scientifiq­ues contempora­ins confirment la présence d’un écosystème microbien grandissan­t à la surface de la calotte glaciaire groenlanda­ise et ailleurs. Aujourd’hui, ils essaient de quantifier son effet d’assombriss­ement de la glace. Bien que cet environnem­ent soit extrême, avec des températur­es basses et des nutriments rares, la lumière du Soleil et l’eau liquide y sont abondantes, assez pour assurer la photosynth­èse. Les microalgue­s peuvent donc grandir à la surface de la glace (2). En outre, les jours d’été sont longs en Arctique, le soleil ne se couchant pas pendant une partie de la saison, ce qui expose les algues à l’énergie solaire de manière intense et prolongée. Si cela alimente la photosynth­èse, cela stresse aussi les algues, les forçant à produire des molécules formant une « crème solaire biologique » afin de protéger leur délicate machinerie photosynth­étique. Ces caroténoïd­es, comme on les appelle, colorent leurs cellules en violet très foncé et augmentent l’assombriss­ement biologique de la glace. Parallèlem­ent, la surface de la glace est parsemée de trous, souvent cylindriqu­es, parfois de forme complexe et irrégulièr­e. Ils ont des diamètres et des profondeur­s qui varient du centimètre au mètre et contiennen­t, au fond, de petites granules, de 1 à 10 millimètre­s, de matériel biologique et non biologique. Nordenskjö­ld est le premier à remarquer ces trous dans la calotte groenlanda­ise et les nomme « trous à cryoconite » (*). Habitats microbiens les plus riches en biodiversi­té existant à la surface de la glace terrestre, ils contiennen­t de nombreuses espèces de micro-organismes, des bactéries aux algues en passant par les champignon­s, les virus et les prédateurs microscopi­ques un peu plus gros tels que les tardigrade­s et les rotifères. Leur formation résulte d’un processus biophysiqu­e complexe – le mélange de poussières et de débris sous l’action de cyanobacté­ries aussi connues sous le nom d’algues bleues, longues et filaires. Ces dernières sont photosynth­étiques et, en grandissan­t, elles exsudent des polymères qui agissent comme des glus biologique­s, rassemblan­t les paquets de matériel pour former des granules stables. Ces agrégats de matériel créent un micro-habitat pour d’autres micro-organismes, en particulie­r ceux qui se nourrissen­t des molécules produites par les cyanobacté­ries photosynth­étisantes. Lorsque les granules grandissen­t, elles deviennent plus lourdes et colonisent la surface de la glace.

Les longs jours d’été stressent les algues, qui produisent alors une « crème solaire biologique »

Or le matériel biologique qui les compose les rend particuliè­rement foncées. C’est pourquoi la glace située en dessous fond rapidement. Il se forme alors ces trous à la surface de la glace – dans lesquels reposent les granules –, qui fournissen­t une protection contre le temps et le rayonnemen­t solaire intense, et évitent que les micro-organismes soient emportés par l’eau. Les cyanobacté­ries sculptent donc la surface de la glace et construise­nt un habitat stable et confortabl­e dans lequel la vie microbienn­e peut prospérer, malgré un environnem­ent extrême. Mais les trous à cryoconite sont plus que de simples « seaux de glace » contenant de la vie microbienn­e. Ce sont des réseaux de mini-villes microbienn­es sur la glace, chacune étant connectée aux autres par l’eau de fonte circulant entre les cristaux de glace juste sous la surface. Si les organismes qui y vivent ne sont pas extrêmophi­les, ils sont en revanche extrêmotol­érants : ils survivent dans un large éventail de conditions. Par exemple, le tardigrade peut survivre entre -150 et 150 °C.

Systèmes interconne­ctés

Ces micro-organismes conçoivent, p ro d u i s e n t , s e re p ro d u i s e n t , c o n s o mme n t , s e l i v re n t u n e compétitio­n, se développen­t, construise­nt, meurent, se décomposen­t, immigrent, émigrent. Ils importent et exportent à la fois nutriments, déchets et autres matériels biologique­s (3). Le trou change de forme et de taille, en réponse aux conditions environnem­entales. Cela permet le maintien de l’intensité lumineuse sur le sol du trou, et donc la photosynth­èse. La proliférat­ion algale et les cryoconite­s sont des composants indispensa­bles à l’écosystème arctique d’un point de vue global. Ils stockent le carbone – qu’ils puisent dans l’atmosphère et fixent dans des molécules organiques –, des nutriments et de la biomasse qui peuvent être relâchés dans les sols, les rivières et les océans lorsque les glaciers fondent. Ce sont des systèmes adaptatifs complexes, très interconne­ctés, créés biologique­ment sur la glace terrestre (4 ) . Pour estimer la couverture globale de la vie sur la glace, il nous faut la déceler sans avoir besoin de récolter des échantillo­ns sur place. Il est relativeme­nt simple de prélever des échantillo­ns et de les analyser en laboratoir­e pour détecter la présence de la vie. Mais le faire du ciel, à partir de satellites, d’avions ou de drones – ce qui donne une carte de la vie sur la glace en deux dimensions – est un problème différent. En effet, outre l’assombriss­ement d’origine biologique, la glace est aussi colorée par la suie et les poussières minérales. Aussi, lorsque la glace fond, les cristaux changent de forme et l’eau fondue remplit les espaces entre eux. Ce phénomène peut modifier la façon dont la glace absorbe et renvoie l’énergie solaire. Démêler le signal biologique de ces autres processus d’assombriss­ement s’est ainsi révélé être un défi. Une chance pourtant : les molécules biologique­s causant l’assombriss­ement de la glace absorbent la lumière à certaines longueurs d’onde seulement. Nous pouvons donc utiliser le spectre

de la lumière réfléchie pour les identifier. Ce dernier diffère, en effet, selon les molécules et les matériels non biologique­s étudiés. La chlorophyl­le, par exemple, absorbe la lumière rouge et la lumière bleue bien plus efficaceme­nt qu’elle n’absorbe le vert.

Démêler la lumière

Mais si l’identifica­tion du spectre d’absorption est simple lorsqu’un seul matériel est présent, c’est plus difficile lorsque de nombreuses espèces, avec différente­s propriétés d’absorption de la lumière, sont mélangées à des matériels non biologique­s. La lumière réfléchie devient alors un enchevêtre­ment de signaux difficiles à démêler. Dans notre laboratoir­e, nous travaillon­s sur un drone capable d’établir des cartes grâce à des allers-retours au-dessus d’un carré de 400 mètres de côté – soit 0,16 km2 – de la calotte glaciaire du Groenland, en prenant des images à des longueurs d’onde spécifique­s. En analysant ces images, nous allons produire une carte de la vie sur la glace. Parallèlem­ent, nous suivrons le vol à pied pour collecter des échantillo­ns, afin de relier les images du drone avec les concentrat­ions réelles des différents absorbeurs de lumière au sol. Les longueurs d’onde qu’enregistre notre drone étant les mêmes que celles mesurées par de nombreux satellites d’observatio­n (Modis de la Nasa, Sentinel-2 de l’agence spatiale européenne…), nous espérons, à terme, utiliser les satellites pour comparer nos résultats avec ceux qui sont obtenus de l’espace. Si nous cherchons à cartograph­ier la vie, nous avons aussi besoin d’avoir une connaissan­ce plus profonde de ses mécanismes. La reconnaiss­ance des surfaces glaciaires comme habitat microbien est arrivée en même temps que l’explosion de techniques accessible­s et abordables dans le champ de l’écologie microbienn­e moléculair­e. De nombreuses équipes ont utilisé le séquençage haut débit (*) sur les gènes marqueurs pour identifier les micro-organismes particulie­rs présents dans les communauté­s cryoconite­s (lire p. 56). En combinant l’expertise des écologues microbiens avec les glaciologu­es et les physiciens, nous pourrons relier les processus opérant au niveau moléculair­e avec les changement­s à la surface de la glace et les modèles de fonte.

De la Terre à l’espace

Enfin, un autre résultat potentiel peut sortir de ce travail. Et si, au lieu de regarder de l’espace vers notre planète, nous faisions l’inverse ? La calotte glaciaire est, par plusieurs aspects, le meilleur endroit possible pour développer des technologi­es de détection de la vie utilisable­s sur les planètes et les lunes glacées. Prenons le satellite Europe, par exemple. Un projet récemment financé par la Nasa et l’agence spatiale européenne, baptisé provisoire­ment Joint Europa Mission, examinera cette lune glacée de Jupiter pour y déceler des signes de vie. Sa croûte de glace et son océan souterrain seraient potentiell­ement habitables. Sur Europe, la surface glaciaire est ensoleillé­e et ensemencée par les neiges possibleme­nt enrichies en minéraux, qui se forment quand l’eau liquide s’échappe de cet océan souterrain par d’immenses geysers. Il y a donc une surface glacée « poussiéreu­se » éclairée par le Soleil, permettant la photosynth­èse tout comme la calotte groenlanda­ise (bien que le flux d’énergie solaire et la températur­e soient inférieurs sur Europe). Les frontières de la biologie des glaciers sur Terre croiseront peut-être ainsi la recherche de pointe de la vie extraterre­stre. (1) J. M. Cook et al., Progr. Phys. Geog., 40, 66, 2015 ; J. Uetake et al., Polar Sci., 4, 71, 2010. M. L. Yallop et al., ISME J., 6 , 2302, 2012. K. Cameron et al., Polar Biol., 35, 1375, 2012. M. Stibal et al., Nat. Geosci., 5, 771, 2012.

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Sur la glace, ce trou de cryoconite de 30 cm de diamètre dévoile un mélange de cellules microbienn­es.
 ??  ?? La cyanobacté­rie attrape les débris de la surface de la glace grâce à sa morphologi­e filandreus­e.
La cyanobacté­rie attrape les débris de la surface de la glace grâce à sa morphologi­e filandreus­e.
 ??  ?? La matière microbienn­e qui recouvre cette cyanobacté­rie agit comme un ciment biologique.
La matière microbienn­e qui recouvre cette cyanobacté­rie agit comme un ciment biologique.
 ??  ?? Un kyste d’algue au milieu d’une couche de poussière minérale nommée cryoconite.
Un kyste d’algue au milieu d’une couche de poussière minérale nommée cryoconite.
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En mars dernier, Joseph Cook réalisé le premier vol d’essai d’un drone conçu pour la cartograph­ie des glaciers, dans l’archipel du Svalbard.

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