Les physiciens, au tableau!
Bien que nous vivions à l’ère des présentations interactives, le tableau noir traditionnel garde, pour les physiciens théoriciens, une aura et une utilité avec lesquelles les technologies les plus avancées ne peuvent pas rivaliser.
Recherchez en ligne une image de Richard Feynman : que remarquez-vous ? C’est un personnage naturellement photogénique : sourire malicieux, yeux pétillants, chevelure exubérante. Mais le plus frappant est qu’il se tient souvent devant un tableau noir – orné de ce que la plupart des physiciens reconnaîtront comme des notations de mécanique quantique. Alors que je passais en revue des photographies de physiciens célèbres pour préparer un ouvrage sur la théorie quantique, j’ai été frappé par la fréquence à laquelle ils apparaissent avec un tableau noir en arrière-plan. D’Albert Einstein et Niels Bohr àWerner Heisenberg et Paul Dirac, tous ont leur « portrait au tableau noir ». Bien entendu, les expérimentateurs sont habituellement dépeints entourés de matériel de laboratoire, mais il semblerait qu’en fait, rien n’annonce plus clairement un physicien théoricien qu’un tableau noir. Pourquoi en est-il ainsi ? L’idée d’une pose définissant un métier est ancienne. Au XIXe siècle et au début du XXe siècle, les chimistes – de Louis Pasteur à Marie Curie – étaient souvent photographiés ou peints brandissant un flacon dont ils fixaient le contenu d’un regard pénétré. C’est un geste qui dériverait d’une tradition assez peu héroïque : à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, les médecins étaient typiquement représentés en train de poser un diagnostic à leurs patients par une inspection visuelle de leurs urines. La physique est une discipline plus jeune : sa reconnaissance dans son acception moderne date du XIXe siècle. Et la physique théorique est encore plus récente – la génération d’Einstein a été la première à distinguer la physique théorique de la physique expérimentale. Mais en choisissant la pose devant un tableau noir comme l’image archétypale du physicien, nous semblons vouloir dire que la physique est, de manière inhérente, une matière cérébrale se définissant par des idées mathématiques abstraites inscrites à la craie.
Puissance évocatrice
Cette conception doit probablement grandement à Einstein luimême. « L’équation historique E = mc2, par sa simplicité inattendue, accomplit presque la pure idée de la clef, nue, linéaire, d’un seul métal, ouvrant avec une facilité toute magique une porte sur laquelle on s’acharnait depuis des siècles, écrivait ainsi Roland Barthes en 1957 dans Mythologies. L’imagerie rend bien compte de cela : Einstein, photographié, se tient à côté d’un tableau noir couvert de signes mathématiques d’une complexité visible ; mais Einstein dessiné, c’est-à-dire entré dans la
légende, la craie encore en main, vient d’écrire sur un tableau nu, comme sans préparation, la formule magique du monde (1). » Le pouvoir évocateur de l’équation comme « formule magique », comme s’il s’agissait de quelque incantation gnostique pour pénétrer les secrets de l’Univers, est une image qui prend ses racines dans la tradition de la magie naturelle (*) à la Renaissance. Mais pourquoi l’écrire sur un tableau noir lui donne-t-il tant de puissance ? L’invention du tableau noir est communément attribuée à l’enseignant écossais James Pillans qui, au début du XIXe siècle, a placé de nombreuses tablettes d’ardoise côte à côte de sorte que la pratique ancienne d’y écrire des choses avec une craie pouvait transmettre des informations et des illustrations plus grandes et donc plus complexes. Mais ces outils d’écriture seraient bien plus anciens. Le savant perse Al-Biruni écrivait par exemple sur leur utilisation dès le XIe siècle.
Écriture effaçable
Quelle que soit leur origine, à partir du milieu des années 1800, ces tableaux étaient plutôt faits de bois enduit d’une épaisse peinture noire, et l’écriture pouvait être effacée par un chiffon sec. Bien que l’attrait d’une surface bon marché et effaçable, capable de contenir des mots et des diagrammes, ne paraisse pas bien mystérieuse, toute personne ayant déjà utilisé un tableau noir et des craies sait que la réalité va bien au-delà. Faites une erreur de calcul ou d’orthographe et, hop !, d’un coup de chiffon, elle disparaît, comme si vous n’aviez jamais failli. Pas d’électronique qui puisse tomber en panne, pas de lampe qui grille comme c’était souvent le cas avec les projecteurs qui ont tenté à un moment d’usurper la place des tableaux. Il est très facile d’éditer la surface en laissant apparaître certaines parties de ce que vous avez écrit, tandis que vous en effacez d’autres. Et il n’existe pas de façon plus satisfaisante de recommencer un problème à zéro que de faire disparaître vos cogitations précédentes avec un chiffon humide, pour revenir à cette surface vide qui absorbe la lumière. Bien entendu, les tableaux blancs ne vous recouvrent pas de poussière, mais ils ne reflètent pas non plus la même esthétique. Peut-être est-ce parce qu’étant donné les murs blancs et pâles de la plupart des environnements académiques, ils ne sont pas suffisants pour penser sous un angle qui permette de s’abstraire de l’environnement. Par ailleurs, les feutres utilisés pour les tableaux blancs sentent mauvais et sèchent ; ils glissent sur la surface brillante et bavent facilement. Tableau noir et craie forment une combinaison que les technologies modernes ne peuvent ni améliorer ni remplacer. Les centres de recherche en physique à travers le monde sont remplis de tableaux noirs (de tableaux blancs aussi, il faut le reconnaître). Au Perimeter Institute for Theoretical
Physics, situé dans la ville de Waterloo, au Canada, ils sont un élément essentiel du projet, installés dès le départ dans les ascenseurs et les cafétérias du bâtiment. L’Institut Isaac Newton pour les sciences mathématiques, à Cambridge, au Royaume-Uni, a même des tableaux noirs dans les toilettes : on ne sait jamais quand l’inspiration peut frapper. Cette ubiquité peut créer le sentiment d’une entreprise commune, comme si les pensées créatives de ses pairs s’infiltraient dans les murs. « Les témoignages des conversations passées peuvent être inspirants, déclare Lauren Hayward Sierens, physicienne de la matière condensée au Perimeter Institute. Souvent, ce que vous voyez sur un tableau est une combinaison de nombreuses conversations différentes. Je peux rarement comprendre les conversations passées de la même manière que si j’y avais participé, mais c’est néanmoins inspirant d’être entouré de tant d’idées. » Pour Seyda Ipek, physicienne des particules au Fermilab, près de Chicago, les tableaux font tant partie de sa vie quotidienne que parler d’eux est comme discuter de la manière dont on boit de l’eau. Ces surfaces favorisent les communications, et les discussions informelles et impromptues. « Nous avons un tableau près de la machine à café. Lorsque nous prenons le café, après le déjeuner, nous l’utilisons souvent. Quelqu’un demande : “Qu’est-ce qu’il y a de nouveau ?” Et quelqu’un d’autre se met au tableau et dit : “J’ai eu cette idée récemment, je vais vous montrer” », explique la physicienne.
Espace démocratique
Le tableau est un espace démocratique où les idées sont facilement partagées. « Deux personnes ne peuvent pas se pencher sur un cahier pour discuter, note Seyda Ipek. Le tableau fournit un vaste espace dont chacun peut s’emparer. Parfois, les gens le font pour dissiper un malentendu, ou pour se défier. » Ces joutes intellectuelles peuvent être grandement facilitées par cette toile offerte à la réflexion. Si quelqu’un prétend que votre idée est fausse, vous pouvez vous sentir attaqué et répondre de manière défensive. Mais si vos idées sont inscrites à la craie sur un tableau, vous avez la possibilité, votre collègue et vous, de les scruter posément, presque comme s’il s’agissait d’un objet d’étude impersonnel. Le physicien Harsh Mathur, de l’université Case Western Reserve, à Cleveland, dans l’Ohio, estime que la facilité d’effaçage rend les étudiants moins hésitants à écrire leurs réponses sur le tableau. « Pe u t - ê t re e s t - c e l ’ i mpe r manence de l’écriture sur un tableau qui les rend moins soucieux de se faire juger de manière négative », conjecture-t-il. Le temps et l’effort qui découlent de l’utilisation du tableau peuvent se révéler également une méthode aidant à la communication. Lors des présentations PowerPoint, l’orateur qui fait défiler des pages et des pages d’équations s’y prendrait autrement s’il devait tout rédiger à la main. Écrire au tableau entre également en résonance avec la manière dont l’esprit fonctionne : esquisser une idée, l’effacer, laisser libre cours à ses idées. « De nombreux physiciens apprécient de faire une
estimation rapide avant de creuser davantage un calcul. Et les tableaux sont de bons outils pour cela ! », assure Tibra Ali, un autre théoricien du Perimeter Institute. Certains physiciens aiment transcrire un résultat durement acquis au tableau pour en saisir toutes les ramifications. Malgré leur nature rudimentaire, les tableaux semblent bien s’accorder avec les nouvelles technologies. Par exemple, Tibra Ali raconte que ses collaborateurs et lui font souvent des calculs sur un tableau et en prennent une photo avec leur téléphone, avant de l’effacer et d’avancer à l’étape suivante. « L’idée principale ou le calcul essentiel d’un projet, qui s’est transformé en article de recherche, est souvent apparu lors de ces intenses discussions au tableau » , conclut le physicien. Le tableau noir apparaissant comme une technologie optimisée, le modifier semble être une mauvaise idée. En 2011, lorsqu’a été inaugurée la nouvelle aile Stephen Hawking du Perimeter Institute, ses concepteurs avaient équipé les zones de discussion d’une vitre spéciale. D’une blancheur opaque quand on la regardait de face, la vitre devenait transparente vue sur le côté. « L’idée était d’avoir un espace clair avec de la lumière naturelle, mais qui contiendrait une surface sur laquelle les physiciens pourraient écrire avec des feutres », se souvient Tibra Ali. Las, cela n’a pas fonctionné, et des tableaux noirs traditionnels ont été finalement placés dans ces espaces. De multiples raisons expliquent pourquoi les tableaux noirs sont de formidables outils pour penser, collaborer et communiquer. Mais ainsi que Roland Barthes l’a suggéré, leur importance pour la physique va bien au-delà de leur aspect pratique. Exposés à grande échelle sur les murs, les tableaux noirs confèrent une impression de puissance, d’autorité ; ils ont même un côté artistique. Avec leurs fantômes d’équations imparfaitement effacées, ils évoquent les palimpsestes médiévaux : des documents sur parchemin dont les inscriptions étaient grattées pour pouvoir réutiliser le précieux support, mais qui conservaient des traces de pensées d’autres esprits. À l’ instar des reliques historiques et des oeuvres d’art, les tableaux peuvent devenir euxmêmes des objets de vénération, empreints d’une signification presque mystique. Le tableau noir utilisé par Einstein lorsqu’il a donné trois conférences sur la relativité générale à l’université d’Oxford, en 1931, a été préservé en tant qu’artefact historique au Musée d’histoire des sciences de l’université (il y avait à l’origine deux tableaux, mais l’un d’eux a disparu dans des « circons - tances mystérieuses », d’après le précédent directeur du musée, Jim Bennett). Le tableau restant expose les calculs d’Einstein de l’âge, de la taille et de la densité de l’Univers, et est devenu l’objet le plus célèbre de la collection. « Les gens pénètrent dans le musée et demandent où est le tableau d’Einstein, confie Jim Bennett. C’est devenu une sorte d’icône. »
Des traces de la pensée
Nous avons, bien entendu, la même attitude envers d’autres artefacts historiques de science : l e s b o b i n e s d’ i n d u c t i o n d e Michael Faraday, les plans inclinés en bois de Galilée, la première édition des Principia d’Isaac Newton. Toutefois, le tableau utilisé par un scientifique légendaire a une aura unique, non seulement parce que les équations et les diagrammes sont des empreintes de craie fragiles et précaires inscrites de sa propre main, mais aussi parce que ces marques semblent être des traces de la pensée elle-même. Comme les pensées, elles sont éphémères, elles peuvent disparaître d’un geste de la main. Pourtant, elles trônent là, comme la formule magique du monde. L’inscription sur le tableau noir de Richard Feynman, photographiée peu de temps avant sa mort, en 1988, semble une épitaphe adaptée pour l’illustre scientifique. « Ce que je ne peux pas créer, je ne le comprends pas », a-t-il écrit, suivi de ce qui peut être vu comme un corollaire : « Savoir comment résoudre chaque problème qui a déjà été résolu. » Il aurait pu écrire ces pensées sur un cahier. Mais n’acquièrent-elles pas plus de mysticisme et de pathos sur un tableau noir ? (1)
Ainsi que Roland Barthes l’a suggéré, l’importance du tableau va au-delà de l’aspect pratique