Patagotitan, le plus grand des dinosaures
Des fouilles menées de 2013 à 2015 en Patagonie, en Argentine, ont permis de reconstituer 70 % du squelette d’une espèce inconnue de dinosaure. Selon des paléontologues, Patagotitan – c’est son nom – devait peser pas moins de 60 tonnes. Cela fait de ce co
Plus de huit millions d’ espèces vivent à la surface de la Terre. Pourtant, ce nombre impressionnant n’est qu’un petit échantillon de la variété d’espèces ayant existé sur notre planète tout au long de son histoire. Cette diversité biologique connaît-elle des limites ? La corpulence pourrait être l’une d’elles, même si nous ne savons pas où pourrait se situer le maximum. En revanche, nous savons que les plus grands animaux terrestres actuels, les éléphants, sont loin d’atteindre la taille de certains dinosaures terrestres disparus il y a quelque 66 millions d’années. Ces vertébrés gigantesques faisaient partie d’un groupe particulier, les sauropodes. Notre équipe, regroupant des paléontologues, des paléobiologistes, des géologues, vient de découvrir un nouveau représentant de cette espèce, dans la province de Chubut (voir carte p. 74), au centre-sud de l’Argentine, en Patagonie – région géographique traversant le Chili et l’Argentine, et composée de plateaux à l’est et de hautes montagnes à l’ouest. Baptisé Patagotitan, ce sauropode nous en apprend plus sur l’histoire et les caractéristiques de ces colosses (1). Les sauropodes étaient herbivores. Les premiers représentants de cette lignée, les sauropodomorphes, étaient petits, bipèdes, et leur poids ne dépassait pas 35 kilogrammes. Autre caractéristique : leur cou était relativement court, à l’inverse de leur crâne, disproportionnellement grand par rapport à leur corps. Les sauropodomorphes faisaient partie des premiers dinosaures : ils sont apparus sur Terre il y a environ 230 millions d’années et se sont éteints environ 30 millions d’années plus tard. Les premiers sauropodes quadrupèdes sont apparus quelques millions d’années plus tard. Ces animaux possèdent un cou et une queue bien plus longs que les sauropodomorphes ; à l’inverse, la taille de leur tête a beaucoup diminué par rapport à celle de leur corps. Ils sont aussi bien plus lourds que leurs ancêtres : environ 6 tonnes. Un poids qui ne cesse d’augmenter par la suite.
Véritable succès de l’évolution chez les vertébrés, les sauropodes ont dominé le monde des herbivores terrestres pendant plus de 140 millions d’années, jusqu’à leur disparition au cours de l’extinction massive qui s’est produite il y a environ 66 millions d’années. À quoi est due cette réussite ? Certainement à leurs caractéristiques anatomiques et physiologiques uniques. Selon les spécialistes, leur petite tête laisse supposer que les sauropodes ne mâchaient pas les aliments, au contraire des mammifères : la bouche ne devait servir qu’à couper les branches et les feuilles, qui étaient ingérées en quantités massives, puis digérées par fermentation dans les intestins. Leur grand cou devait leur permettre d’atteindre de grandes quantités de fourrages sans avoir besoin de déplacer leur corps massif, tandis que leur longue queue aurait servi de stabilisateur aux muscles puissants utilisés pour bouger les pattes postérieures. Enfin, l’analyse de tissus osseux fossilisés a permis d’estimer que leur croissance était extrêmement rapide, de sorte qu’ils devaient atteindre leur taille gigantesque en quelques années à peine ; un avantage non négligeable car cela leur permettait de se mettre rapidement à l’abri des prédateurs. Au début du Crétacé (il y a 145 millions d’années) sont apparus les titanosaures. Ces derniers habitaient dans les environnements continentaux de toute la planète, y compris dans ce qui est aujourd’hui l’Antarctique – leur zone de prédilection fut néanmoins l’Amérique du Sud. Ils connurent leur apogée au Crétacé s u p é r i e u r ( e n t re - 1 0 0 , 5 e t -66 millions d’années). Ils furent la lignée la plus diversifiée des sauropodes : 90 espèces, soit 30 % de tous les sauropodes connus à c e j o u r. L a c o rpulence des titanosaures était extrêmement variée : entre 5 et 6 tonnes pour les plus petites espèces, et jusqu’à 60 tonnes pour les plus imposantes. Pendant les 150 millions d’années où les dinosaures ont peuplé la Terre, le territoire occupé aujourd’hui par l’Argentine a subi d’énormes changements. À l’époque où ils étaient les plus nombreux, au Crétacé, le climat mondial était bien plus chaud que celui que nous connaissons : l’Antarctique était couvert de végétation ; on ne trouvait pas en Patagonie les grands champs de glace que l’on voit aujourd’hui – la flore se composait de conifères, de cycadales (*) et de fougères ; la cordillère des Andes ne s’était pas encore formée. L’eau qui, de nos jours, est congelée dans les calottes polaires faisait partie des océans, dont le niveau était en conséquence plus élevé et la surface bien plus étendue. Les continents étaient regroupés en deux grands blocs supercontinentaux : la Laurasie au nord et le Gondwana au sud. L’Amérique du Sud faisait partie de ce second bloc, au même titre que l’Antarctique, l’Afrique, Madagascar, l’Océanie et l’Inde. Les tailles diverses des espèces de titanosaures sont un sujet sur lequel nous avons – et aujourd’hui encore – plus de questions que de réponses. Cela est dû, en partie, au fait que différentes espèces de très grande taille – comme l’Argentinosaurus ou le Puertasaurus – ont été identifiées sur la base de squelettes très incomplets (dont les restes ont été trouvés en Patagonie). De ce point de vue, la découverte d’une nouvelle espèce de titanosaures sur un site paléontologique exceptionnel, dans le centre de la province du Chubut, a permis une avancée significative dans l’étude de l’évolution du gigantisme chez les titanosaures.
Cendres volcaniques
L’excavation du nouveau site paléontologique, baptisé La Flecha d’après le nom de la vaste exploitation agricole sur laquelle il se trouve, dans le centre du Chubut, s’est déroulée entre le début de l’année 2013 et la fin de l’année 2015. Tout a commencé de manière fortuite : un employé de l’exploitation, Aurelio Hernández, a mis au jour ce qui lui semblait être des restes fossiles. Il en a averti la famille Mayo, propriétaire du champ, qui a, à son tour, informé le musée paléontologique Egidio Feruglio de Trelew, dans l’est du Chubut. Un technicien du musée, envoyé sur place, a alors confirmé la découverte. Parmi les fossiles se trouvait même un fémur de 2,40 mètres de long ! Au total, les fouilles ont permis de collecter plus de 150 os. Ces fossiles ont conduit à l’identification d’une nouvelle espèce de titanosaures, que l’on baptisa Patagotitan mayorum : le titan de Patagonie découvert chez la famille Mayo. Sur trois niveaux de roches, correspondant à trois époques différentes, on a retrouvé les os
Au Crétacé, le climat était bien plus chaud, l’Antarctique était alors couvert de végétation
fossilisés de plusieurs individus de la même espèce. La séquence de roches sédimentaires contenant les fossiles possède une épaisseur d’environ 3,5 mètres. Elle se compose de sables à grain moyen, de limon ou d’argiles à grain fin. Ce type de roches indique que le site était une plaine d’inondation, située à proximité d’une rivière, et que les squelettes sont restés couverts par des eaux s’écoulant à faible débit. Des analyses ont permis d’estimer que les os devaient appartenir à au moins six individus différents. Ils ont surtout permis de reconstituer environ 70 % d’un squelette de Patagotitan mayorum. Une proportion exceptionnelle, qui n’a été atteinte que pour une quinzaine d’espèces de titanosaures. Dans les strates de La Flecha ont aussi été retrouvées des cendres volcaniques blanchâtres. Une découverte précieuse pour les géologues et les paléontologues, car elles contiennent habituellement des composés riches en uranium radioactif qui, en se décomposant graduellement en plomb, permettent d’établir l’ancienneté des éruptions. Dans notre cas précis, l’analyse de cendres a fourni un âge compris entre 101,8 et 101,44 millions d’années. En d’autres termes, ces roches datent de la moitié du Crétacé et coïncident avec la grande diversification évolutive des titanosaures.
Estimer la masse corporelle
Au milieu des os de Patagotitan, nous avons également identifié plus de 80 dents de dinosaures carnivores, de la famille des Carcharodontosaurus. Ce groupe taxonomique rassemble les plus grands carnivores connus. Ces derniers étaient bien plus massifs que ceux des autres groupes, mais tout de même dix fois plus petits que le Patagotitan, ce qui explique probablement pourquoi ils n’ont pas été capables de le chasser. En revanche, la présence de cette multitude de dents au milieu des fossiles pourrait indiquer que ces Carcharodontosaurus consommaient les cadavres de Patagotitan. Le poids ou la masse corporelle sont des variables biologiques extrêmement importantes pour les animaux vivants, et facilement mesurables. C’est loin d’être aussi simple pour les espèces éteintes comme les dinosaures, dont on n’a retrouvé que des os fossilisés. L’estimation de la masse corporelle peut alors se faire de deux manières – uniquement valables pour les animaux quadrupèdes. La première démarche consiste à mesurer le diamètre des os principaux des pattes antérieures et postérieures – respectivement l’humérus et le fémur – et à estimer, à partir de cela, le poids total de l’animal auquel ils
appartenaient. La seconde consiste à calculer le volume de l’animal à partir d’une image tridimensionnelle des on squelette, et d’ajouter le poids hypothétique de son tissu adipeux blanc. Dans le cas du Pat a go titan, nous avons fait appel aux deux méthodes. À partir du diamètre des os que nous avons mis au jour, nous avons estimé son poids à 69 tonnes (avec une marge d’erreur de plus ou moins 15 tonnes). Le calcul volumétrique nous a donné une estimation de 61 tonnes. Malgré les approximations, ces valeurs restent supérieures à celle de n’importe quel autre dinosaure : elles sont, par exemple, deux fois plus importantes que celle d’un géant bien connu de l’hémisphère nord, le brachiosaure. Deux autres titanosaures contemporains du Pat agotitan concourent au titre de plus grand dinosaure connu : il s’agit de l’ Argentinosaurus, découvert dans la province de Neuquén, en 1989, au centre-ouest de l’Argentine, et du Puertasaurus reuili, déterré dans la province de Santa Cruz, au sud de l’Argentine, en 2001 (2). Mais la comparaison avec ces deux mastodontes n’est pas si simple, parce que peu d’os de ces deux géants ont été exhumés. En outre, ils n’appartiennent pas à leurs pattes antérieures ou postérieures. Au milieu de la maigre quantité d’ osc on nusd’ Argent inos au ru soude Puer ta sa urus, on trouve tout de même les premières vertèbres thoraciques. Or, parmi les fossiles de Patagotitan que nous avons découverts, se trouvent également des vertèbres. En les mesurant et en les comparant, nous avons établi que les trois espèces de dinosaures devaient être de taille équivalente, ou presque : les vertèbres de Patagotitan sont environ 10 % plus grandes que celles de ses congénères, ce qui suggère qu’il devait être le plus imposant des trois. Mais l’ importance de la découverte de Pat a go titan ne tient pas uniquement à sa taille ou à son poids. Elle vaut aussi pour les informations qu’elle nous apporte, pour la première fois, sur l’anatomie des dinosaures géants. Ces informations nous permettent d’analyser l’évolution de ce groupe de mastodontes de manière plus précise. Une reconstruction phylogénétique, à l’aide d’une matrice contenant les caractères anatomiques du squelette de 87 dinosaures (dont 28 titanosaures), a ainsi permis de déterminer que Patagotitan appartient aux loncosaures. Le nom de ce groupe fait référence à un mot de la langue mapuche – les Mapuche sont une communauté aborigène de la zone centre-sud de l’Argentine et du Chili – qui signifie « chef », « cacique ». Il renvoie à la grande taille de ces titanosaures et à l’origine des fossiles, trouvés en Patagonie.
Radiation évolutive
Il y a un peu plus de 100 millions d’années, la Terre connaissait une conjoncture particulière : une époque de diversification évolutive rapide – en termes techniques, une radiation évolutive –, ainsi que l’épisode de gigantisme le plus extrême qu’ait connu notre planète. Elle s’apprêtait aussi à vivre la radiation évolutive d’autres espèces, comme les dinosaures carnivores et les crocodiles, le début d’une restructuration majeure des écosystèmes terrestres, avec l’apparition des plantes à fleurs angiospermes, et l’augmentation de la température globale. Le Patagotitan est apparu et a prospéré dans ce contexte. Puisse-t-il nous apporter d’autres renseignements sur cette période du monde mésozoïque qui reste mal connue.
J. L. Carballido et al., Proc. R. Soc. B, 284, 20171219, 2017. J. F. Bonaparte et R. A. Coria, Ameghiniana, 30, 271, 1993 ; F. E. Novas et al., Rev. Mus. Argentino Cienc. Nat., 7, 31, 2005.
L’Argentinosaurus et le Puertasaurus reuili concourent aussi au titre de plus grand dinosaure connu