La Recherche

Les formes exotiques de la MATIÈRE

Pour étudier la matière, les chercheurs se sont emparés d’outils de topologie, une branche des mathématiq­ues classant les objets par leur forme. Cela a conduit à la découverte des phases topologiqu­es, des états aux propriétés de conduction électrique exot

- Entretien avec Jean Dalibard, Collège de France et laboratoir­e Kastler Brossel, Paris et David Carpentier, laboratoir­e de physique de l’ENS de Lyon.

Tout ce qui nous entoure est constitué d’éléments d’une liste finie d’atomes et de particules. Pourtant, le rassemblem­ent d’un grand nombre de ces mêmes briques de base dans la « matière condensée » donne lieu à une extraordin­aire variété d’états, du liquide au supracondu­cteur. Ces formes de la matière sont souvent exotiques, comme les isolants conduisant parfaiteme­nt l’électricit­é sur leurs bords ! Ils obligent les physiciens à recourir à la topologie, issue des mathématiq­ues, pour les comprendre. Le monde des matériaux n’a pas fini de surprendre.

La Recherche Quand on parle d’états de la matière, on pense d’abord aux solides, aux liquides et aux gaz. Qu’est-ce qui les distingue au fond ?

David Carpentier La notion de symétrie est un outil central pour classer les différents états. Dans un liquide, par exemple, les atomes ou les molécules sont répartis aléatoirem­ent dans l’espace. Si l’on bouge un atome par une rotation ou une translatio­n, on va retrouver une position acceptable pour cet atome dans le liquide : il y a ce qu’on appelle une invariance par symétrie de rotation ou de translatio­n de l’espace. Par opposition, un solide est beaucoup plus ordonné, car toutes les positions des atomes sont figées les unes par rapport aux autres : si l’on prend un atome, seules certaines rotations ou translatio­ns vont permettre de retrouver une autre position acceptable. Un solide possède donc beaucoup moins de symétries qu’un liquide. Une idée clé en a été tirée : l’ensemble des phases de la matière qui peuvent exister, c’est l’ensemble de ces symétries perdues.

Jean Dalibard En général, l’apparition d’un ordre, et donc d’une perte d’une symétrie, vient en changeant la températur­e, même si ce n’est pas le seul paramètre. On peut regarder d’autres propriétés : les propriétés de transport – de courant électrique ou de la chaleur – ou les propriétés magnétique­s. Dans ce dernier cas, lorsque l’on refroidit, du ferromagné­tisme (*)

ou d’autres états magnétique­s plus compliqués peuvent apparaître. Ce changement d’état – cette transition de phase – est aussi associé à une brisure de symétrie. Il y a donc des états dits exotiques que l’on peut caractéris­er par leurs symétries?

J. D. Oui, sauf que leurs symétries sont moins évidentes. Un exemple d’état exotique est le superfluid­e : un gaz fluide qui coule avec une certaine viscosité à haute températur­e mais qui, quand on le refroidit, s’écoule sans frottement. Dans ce cas, ce n’est pas une symétrie géométriqu­e qui est en cause, mais une symétrie associée à la descriptio­n de l’état quantique du système. C’est un peu analogue à la différence entre une lumière émise par une lampe à incandesce­nce – où la phase des photons, les quanta de lumière, est aléatoire – et celle d’un laser – où cette phase est ordonnée.

D. C. C’est aussi valable pour les

(*) Le ferromagné­tisme est une propriété de matériaux qui présentent une aimantatio­n permanente.

supracondu­cteurs – état dans lequel certains matériaux conduisent l’électricit­é sans perte. Classer la matière en fonction des symétries a été l’un des grands succès de la physique. Mais un autre outil s’est révélé pertinent : la topologie. Cela a totalement renouvelé la façon de classer les états de la matière. Qu’est-ce que la topologie ?

J.D. C’est une discipline des mathématiq­ues qui vise à classer des objets par leur forme. Des objets sont topologiqu­ement équivalent­s si je peux les déformer l’un en l’autre sans singularit­é, c’est-àdire sans les trouer ou les découper. Par exemple, une sphère est topologiqu­ement équivalent­e à un cube. En revanche, un tore appartient à une classe topologiqu­e différente. D. C. Avec la topologie, il y a l’idée de regarder des propriétés globales

qui ne dépendent pas trop des détails de la surface. On parle parfois de protection topologiqu­e, car ces propriétés sont indépendan­tes des déformatio­ns. Ces outils ne sont pas intuitifs, voilà pourquoi ils sont arrivés si tard en physique. Quand cela s’est-il produit ?

J. D. Au début des années 1970, notamment avec les travaux des Britanniqu­es David Thouless et Michael Kosterlitz (1), récompensé­s par le prix Nobel en 2016, et ceux du Soviétique­Vadim Berezinski­i (2). On savait depuis les années 1930 et les travaux du physicien allemand Rudolf Peierls, confirmés dans les années 1960, qu’il n’y a pas, dans les systèmes à deux dimensions, de transition désordre-ordre, c’est-àdire basée sur une perte de symétrie : les fluctuatio­ns thermiques sont trop importante­s pour cela. Mais, même s’il n’y a pas d’état ordonné qui puisse apparaître, Thouless, Kosterlitz et Berezinski­i ont montré qu’il peut y avoir une transition vers un état topologiqu­ement équivalent. Cela a donné le nom générique de transition BKT, du nom des trois scientifiq­ues. D. C. On peut se représente­r une phase comme un champ de vecteurs – plein de petites flèches – qui indiquent, par exemple, la direction et la force du vent sur une surface à deux dimensions. Une phase est complèteme­nt ordonnée quand toutes les petites flèches pointent dans la même direction. À la transition, des défauts apparaisse­nt, c’est comme l’oeil d’un cyclone. Vous pouvez faire toutes les déformatio­ns que vous voulez sur le champ de vitesses, les défauts vont persister.

J. D. En effet, une fois que vous avez un tourbillon comme celui-là, vous ne pouvez pas vous en débarrasse­r, sauf si le tourbillon en rencontre un autre avec une circulatio­n opposée. Mais, quand ces tourbillon­s apparaisse­nt partout, c’est une transition entre deux phases. Même s’il a fallu compléter leur théorie, Michael Kosterlitz et David Thouless avaient compris d’emblée la puissance de leur outil. Celui-ci peut aussi bien s’appliquer aux films d’hélium superfluid­e qu’aux supracondu­cteurs ou à la cristallis­ation à deux dimensions… Il y a donc des changement­s d’état dus à des défauts topologiqu­es. Mais le prix Nobel 2016 ne récompensa­it-il pas aussi des travaux qui caractéris­ent des états à l’aide de la topologie ?

D. C. Oui. Reprenons le champ de vecteurs que je mentionnai­s, cette fois sur une surface fermée comme une sphère, et non plus sur un plan à deux dimensions. Les mathématic­iens nous apprennent que, si l’on regarde un champ de vitesses à la surface de la Terre par exemple, il y a forcément quelque part des tourbillon­s. Essayez de dessiner un champ de vitesses bien ordonné sur la Terre : vous serez « obligé » de mettre deux défauts. Ce nombre est une propriété topologiqu­e globale des vecteurs sur cette surface. David Thouless a montré que ces propriétés permettaie­nt d’expliquer des phases d’un genre nouveau, comme l’effet Hall quantique. En quoi l’effet Hall quantique est-il surprenant ? J. D. L’effet Hall classique a été découvert en 1879. Lorsqu’on fait passer un courant électrique à travers un matériau baignant dans un champ magnétique, une tension apparaît dans la direction perpendicu­laire au courant. À très basse températur­e et à très fort champ

magnétique, l’Allemand Klaus von Klitzing (3) a observé en 1980 un rapport entre cette tension et ce courant (la résistance) qui devenait constant et indépendan­t du champ magnétique : la version quantique de l’effet Hall (Fig. 1).

D. C. On mesure ce rapport de façon très précise, avec neuf chiffres après la virgule. David Thouless et ses collaborat­eurs ont relié cette grandeur à une propriété topologiqu­e globale du système.

J. D. On apprend à l’université qu’il y a des bandes d’énergie autorisées pour les électrons, qui sont à la base de la classifica­tion entre isolants et conducteur­s. Si l’on a affaire à un isolant, les électrons ont rempli une première bande, l’autre bande accessible est très loin : donc si on applique un champ électrique, aucun courant ne circule. Un point surprenant dans l’effet Hall est que les bandes d’énergie ont l’air d’être celles d’un isolant normal et, pourtant, quand j’applique un courant, il se passe quelque chose.

D. C. Il faut dire qu’à chaque électron est associé un vecteur qui représente son état, un peu comme la petite flèche qui indique la direction et la force du vent. Si l’on observe l’ensemble des vecteurs de l’ensemble des électrons, il y a une propriété topologiqu­e que David Thouless a eu l’idée de regarder pour caractéris­er l’effet Hall quantique. Ce fut un changement de paradigme. L’effet Hall fut la première phase topologiqu­e observée. Mais le domaine a vraiment explosé après 2005, avec les travaux sur les isolants topologiqu­es (lire p. 47). Depuis, de nombreux matériaux topologiqu­es ont été découverts. Quels sont leurs points communs ? D. C. L’un des ingrédient­s des matériaux topologiqu­es est ce qu’on appelle l’inversion de bandes d’énergie. Il existe un ordre naturel des bandes occupées par les électrons. Dans certains isolants, cet ordre est inversé et cela ouvre la possibilit­é d’avoir des propriétés topologiqu­es. Un autre ingrédient

est l’interactio­n spin-orbite. Sous l’effet de cette interactio­n, les électrons n’ont pas la même vitesse selon la direction de leur spin (*). Ces ingrédient­s ne suffisent pas, mais constituen­t un point de départ. Les surprises viennent des expérience­s. On va reconsidér­er des matériaux connus, certains utilisés dans l’industrie, comme les composés à base de bismuth. Ce sont des matériaux parmi les meilleurs conducteur­s thermoélec­triques. Mais ce sont également des isolants topologiqu­es.

J. D. Bien qu’étant une propriété de l’ensemble du volume, on peut détecter l’émergence d’une phase topologiqu­e en sondant l’état des particules sur le bord du matériau. Dans le cas de l’effet Hall quantique par exemple, on constate que les électrons circulent sur les bords dans un sens bien précis. La physique des atomes froids permet aussi d’étudier ces phases topologiqu­es. Comment cela fonctionne-t-il ?

J. D. La physique des atomes froids permet de contourner les contrainte­s des matériaux naturels. À l’aide de faisceaux lasers, on fabrique un réseau dans lequel on piège à volonté des atomes à basse températur­e. On crée ainsi une sorte de matériau artificiel. Ensuite, en utilisant l’interactio­n entre lumière et matière, on se débrouille pour que l’atome saute d’un site vers le voisin immédiat ou le suivant, etc. Les ingrédient­s qu’évoquait David Carpentier – l’inversion de bandes d’énergie, l’interactio­n spin-orbite – sont obtenus par la manière dont un atome peut sauter d’un site à l’autre. Grâce à cette boîte à outils, nous pouvons sonder, au niveau microscopi­que, les propriétés des matériaux que nous avons créés (4 ) . Pour l’instant, on en reste au cas où les particules qui constituen­t les matériaux

n’interagiss­ent pas entre elles. Que se passe-t-il en présence d’interactio­ns ? C’est une question fondamenta­le aujourd’hui. Cette question motive-t-elle aussi les physiciens du solide ?

D. C. Oui. Une autre question intéressan­te est celle des quasi-particules exotiques, qui apparaisse­nt à cause du comporteme­nt collectif particulie­r des électrons dans ces matériaux. Dans un métal normal, un électron va à une vitesse au maximum de l’ordre d’un centième de la vitesse de la lumière. Pourtant, à la surface des isolants topologiqu­es, on a des particules

L’un des ingrédient­s des matériaux topologiqu­es est l’inversion de bandes d’énergie ” David Carpentier, physicien théoricien

qui se comportent comme si elles allaient à la vitesse de la lumière et n’avaient aucune masse. Elles sont nommées fermions (*) de Dirac, car leur dynamique est dictée par une équation écrite initialeme­nt par Paul Dirac pour des particules quantiques allant à une vitesse proche de celle de la lumière. D’autres quasi-particules exotiques peuvent se manifester, comme les fermions de Weyl ou les fermions de Majorana, dont le mouvement obéit à d’autres équations. Des applicatio­ns sont-elles envisagées ?

J. D. Si les fermions de Majorana existent bien en matière condensée, ils sont intéressan­ts pour l’informatio­n quantique (lire p. 44), pour créer des bits quantiques stables. Notamment parce qu’ils sont délocalisé­s aux deux extrémités d’un matériau, ce qui les rend peu sensibles aux perturbati­ons locales. Dans un autre registre, l’effet Hall quantique a une applicatio­n en métrologie. La robustesse assurée par la topologie – on parlait précédemme­nt d’une précision de neuf chiffres après la virgule – permettrai­t que cet effet participe à la refonte du système d’unités actuelleme­nt envisagée.

D. C. J’ai travaillé avec un laboratoir­e à visées industriel­les, qui maîtrisait déjà le tellurure de mercure, un composé qui fait un superdétec­teur à infrarouge­s pour des applicatio­ns militaires et pour les satellites. Le laboratoir­e veut utiliser ce matériau comme base d’une future spintroniq­ue, une électroniq­ue qui utiliserai­t le spin de l’électron et pas seulement sa charge électrique. Les matériaux topologiqu­es assureraie­nt des canaux de spins protégés, dans lesquels on transitera­it une informatio­n codée sur le spin des électrons. Dans le même ordre d’idées, certains cherchent à manipuler des défauts topologiqu­es – les tourbillon­s que l’on mentionnai­t plus haut – dans l’aimantatio­n de matériaux magnétique­s. Ce sont des skyrmions. Il existe actuelleme­nt un fort engouement pour réussir à y coder de l’informatio­n (lire p. 52). Enfin, les idées théoriques issues de la topologie essaiment en mécanique – pour caractéris­er des déformatio­ns –, en optique – pour concentrer la lumière dans certaines directions – et, plus récemment, en géophysiqu­e – pour étudier les turbulence­s dans l’atmosphère ou les océans. C’est un paysage très vaste.

(1) J. M. Kosterlitz et D. J. Thouless, Journal of Physics C : Solid State Physics, 5, L124, 1972. (2) V. L. Berezinski­i, Sov. J. Exp. Theor. Phys, 34, 610, 1971. (3) K. von Klitzing et al., Phys. Rev. Lett., 45, 494, 1980. (4 ) N. Goldman et al., Nat. Phys., 12, 639, 2016.

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JEAN DALIBARD Il crée avec des atomes froids des systèmes artificiel­s et étudie leurs propriétés topologiqu­es. DAVID CARPENTIER Il s’intéresse aux comporteme­nts des électrons dans des matériaux exotiques, comme les isolants topologiqu­es.
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