Des sciences pas comme les autres ?
« Les fondateurs de la sociologie avaient beaucoup plus d’ambition scientifique que les chercheurs d’aujourd’hui. Ils n’hésitaient pas à parler de lois et croyaient en un progrès scientifique possible. Puis on a trouvé des raisons pour lesquelles les sciences sociales ne seraient pas des sciences comme les autres : leur proximité avec la littérature, ou leur “éternelle jeunesse”, comme disait Max Weber (1864-1920). Mais en bon matérialiste, je pense que les véritables blocages ne se situent pas dans le ciel épistémologique. L’idée que l’humanité serait soumise à des lois est profondément insupportable pour beaucoup de chercheurs. Si les sciences physiques ou biologiques ont formulé des lois, et continuent à en formuler, c’est parce qu’elles permettent de faire des progrès scientifiques. Ce sont comme des marches sur lesquelles les générations successives de chercheurs peuvent s’appuyer pour poursuivre le travail de compréhension de la réalité. Un physicien du XXIe siècle peut étudier de nouveaux phénomènes sans avoir à prouver de nouveau la loi de la gravité, les principes de la thermodynamique ou la constante de Planck. Et il en va de même pour les lois de la sélection naturelle énoncées par Darwin, les lois de Mendel, etc. Dépourvues de telles lois, les sciences sociales se perdent dans les détails, les singularités de chaque situation étudiée, et dépensent une énergie folle à redécouvrir en permanence les mêmes phénomènes dans des contextes spatiotemporels très divers. J’ai montré dans mon ouvrage que tous les arguments avancés par ceux qui pensent qu’il est impossible d’établir des lois peuvent être contredits : le fait que nous ne soyons pas des sciences expérimentales, alors que l’astrophysique ou la biologie évolutive ne le sont pas plus ; le fait que nous ayons affaire à une réalité en perpétuelle transformation, alors que les galaxies ou les étoiles naissent et meurent, que l’Univers est en expansion et que les formes de vie ne cessent de se transformer depuis une lointaine origine unicellulaire ; la prétendue plus grande complexité de la réalité sociale comparée aux réalités physiques ou biologiques ; ou encore la supposée singularité des objets sociaux, alors que pas une planète ni une espèce n’est identique à une autre. »
ou les divinités protègent et sanctionnent ou interdisent, les chefs sont à la fois chargés d’assurer la prospérité du groupe et se dotent progressivement, au cours de l’histoire, d’un pouvoir coercitif sur les membres de leur groupe.
Le fait pour les sociétés humaines d’avoir une histoire et d’accumuler de la culture engendre, selon vous, une autre dépendance fondamentale que vous nommez « altricialité tertiaire ». Que recouvre-t-elle ?
Si je parle d’altricialité tertiaire ou permanente, c’est pour souligner le fait que nous restons toute notre vie, et pas seulement durant notre enfance et notre adolescence, dépendants d’artefacts que nous ne savons pas nous-mêmes produire, ni même parfois utiliser, et donc de plus savants ou experts que nous dans différents domaines. La division du travail, et la multiplication des domaines d’expertise qui en est indissociable, font que l’on dépend toute notre vie de ceux qui maîtrisent des savoirs techniques, juridiques, financiers, médicaux…
Votre livre est à la fois une synthèse de connaissances et un programme à destination des chercheurs. Vous y dessinez le cadre – ou la carte – d’une nouvelle science sociale, avec l’ « espoir que les biologistes, les psychologues, les sociologues travailleront de concert à l’écriture de l’histoire du vivant » . Comment cela pourrait-il prendre forme ?
Dans mon esprit, cela devrait impliquer une réforme en profondeur des cursus universitaires. Il me semble que les étudiants de sciences sociales devraient suivre des cours de biologie évolutive, d’éthologie, de paléoanthropologie, de Préhistoire, entre autres. S’ils recevaient une telle formation, ils ne feraient pas le même genre de sciences sociales. Dans beaucoup de départements de sociologie, d’anthropologie ou d’histoire, on enseigne que tout est construit culturellement en matière d’organisation sociale humaine. Or, il suffit de constater que les faits de domination ou les faits hiérarchiques, la domination des mâles sur les femelles, l’exogamie et l’évitement de l’inceste, les conflits intergroupes existent dans des espèces très peu culturelles pour voir que le postulat du « tout culturel » ne tient pas.
Vous mettez en parallèle le morcellement actuel des sciences sociales et celui dans lequel se trouvaient les mathématiques au moment de l’expérience Bourbaki, dans les années 1930. Comment l’unification qui a été opérée en mathématiques, mais aussi en physique ou en biologie, pourrait-elle être mise en oeuvre dans les sciences sociales ?
Le groupe Bourbaki [réunissant des mathématiciens francophones qui publient, à partir de 1939, un traité rassemblant et ordonnant les savoirs mathématiques, NDLR] a été créé avec l’objectif de trouver un langage unifiant pour l’ensemble des branches de la mathématique. Les grandes avancées en physique ou en biologie consistent en des
La longue période de dépendance de l’enfant humain vis-à-vis des adultes a eu d’énormes conséquences en matière de dominations”
unifications successives. Or, nous pouvons en faire de même dans les sciences sociales afin de dégager des lois générales, des constantes, des invariants à partir des très nombreux travaux accumulés mais dispersés qui portent sur des types de société, des époques et des aires géographiques très différentes. Cela nécessite un travail collectif avec des gens de bonne volonté, qui pensent plus à rendre service à l’humanité en mettant en lumière des structures sociales fondamentales qu’à ferrailler avec leurs concurrents.
Quels sont vos grands modèles scientifiques ? Dans votre ouvrage, vous vous référez souvent à l’anthropologue Alain Testart, mais aussi, ce qui est moins courant pour un sociologue, au biologiste Charles Darwin, ou encore au mathématicien Alexandre Grothendieck…
J’ajouterais volontiers à la liste : Karl Marx, Albert Einstein et Françoise Héritier ! Dans tous les cas, il s’agit de chercheurs qui soit dégagent des lois, soit font un travail d’unification déterminant dans leur domaine. Grothendieck a lui aussi contribué à l’unification des différents secteurs des mathématiques. Lire son gigantesque Récoltes et Semailles (Gallimard, 2022) est très inspirant pour un scientifique qui cherche à aller au-delà des routines académiques.
Vos premières recherches, dans les années 1990, portaient sur l’échec scolaire à l’école primaire. Puis vous avez mené des travaux sur les usages sociaux de l’écrit, les pratiques culturelles, la création littéraire, la trajectoire d’un tableau, les rêves. Quels liens établissezvous entre ces sociologies particulières et l’objet « macro » de votre dernier travail ?
Tous mes travaux antérieurs portaient sur des questions fondamentales (la reproduction sociale, la magie sociale, la domination, les inégalités, les effets cognitifs de l’écriture, la variation inter- et intra-individuelle des comportements humains, la division du travail, etc.). Ils m’ont mis sur la voie de l’interdisciplinarité (par exemple, sur l’objet rêve, j’ai opéré une synthèse de la psychanalyse, de la psychologie cognitive, des neurosciences, de la linguistique et des sciences sociales) et de la découverte d’invariants autant que de variations culturelles. C’est pour cette raison qu’ils sont presque tous mobilisés dans mon dernier ouvrage. Mais j’ai mené tous ces travaux sans savoir qu’un jour ils me permettraient d’établir une carte générale. Je me suis laissé guider par mon sens des analogies et j’ai fait confiance à mes intuitions en me déplaçant d’un terrain à l’autre.
Vous défendez depuis vos débuts une
« sociologie à l’échelle des individus » , qui bat en brèche le mythe de l’individu libre et autonome. Comment cette sociologie s’articule-t-elle avec celle des groupes sociaux ?
Comme la biologie, qui peut être moléculaire ou cellulaire aussi bien que biologie des espèces, la sociologie peut se pratiquer à l’échelle individuelle comme à l’échelle des groupes. Mais dans les deux cas, elle met au jour des déterminismes, des contraintes. J’ai souvent dit qu’un individu était du social à l’état plié, dans lequel se retrouvent tous les effets conjugués d’une multitude de groupes ou d’institutions fréquentés (famille, école, groupe de pairs, milieu professionnel, institutions religieuses, politiques, sportives, culturelles, etc.).
Vous avez énoncé une formule générale d’interprétation des pratiques qui ressemble à une équation mathématique : Dispositions (passé incorporé) + Contexte (présent) = Pratiques. Que signifie-t-elle ?
Elle signifie que chacune de nos actions ou de nos pratiques se comprend au croisement de tout notre passé incorporé, sous la forme de dispositions à agir, sentir, penser, ou de compétences, et des propriétés du contexte dans lequel nous agissons. C’est une formule qui permet d’unifier des courants de la sociologie qui s’opposent, se concurrencent en ne travaillant que sur les contraintes contextuelles extérieures aux acteurs ou que sur les contraintes qu’ils ont intériorisées.
Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Je travaille notamment avec un collègue sur une histoire des formes de gouvernement humain, qui s’efforcera de partir des phénomènes de leadership et de hiérarchie dans le règne animal pour comprendre les problèmes spécifiques qu’a eu à résoudre l’humanité en matière d’exercice du pouvoir sur un groupe.