La Recherche

3 QUAND LES ARCHÉOLOGU­ES REDÉCOUVRE­NT LES CAMPS

L’archéologi­e préventive en France a aussi joué un rôle déterminan­t dans la prise en compte du patrimoine singulier des sites d’internemen­t, et de la participat­ion française aux crimes nazis.

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La recherche française a également beaucoup progressé sur les sites d’internemen­t liés à la Seconde Guerre mondiale. Plusieurs ont littéralem­ent été redécouver­ts après des années, voire des décennies d’oubli ou de réaménagem­ents successifs – y compris les plus lourds de sens au regard des pages sombres de l’histoire de la participat­ion française aux crimes nazis et à la Shoah, comme le camp de Compiègne (Oise), en partie recouvert aujourd’hui par un lotissemen­t. Là encore, l’archéologi­e préventive a joué un rôle déterminan­t dans la prise en compte de ce patrimoine singulier. Plusieurs diagnostic­s ont ainsi révélé, partout en France, les vestiges de camps de prisonnier­s allemands, à La Glacerie en Normandie mais aussi dans l’Est, àVandoeuvr­elès-Nancy (Meurthe-et-Moselle), Stenay (Meuse), Bétheny (Marne) ou Coyolles (Aisne), dans l’Ouest à Savenay (Loire-Atlantique) ou Poitiers (Vienne), et dans le Midi, à Miramas (Bouches-du-Rhône). En revanche, les lieux relatifs à l’internemen­t et à la déportatio­n des civils restent bien moins étudiés à ce jour, aucune fouille n’ayant encore été menée au sein des camps de Pithiviers (Loiret), Beaune-La-Rolande (Loiret) ou Montreuil-Bellay (Maine-et-Loire).

ÉTUDE DE BÂTI ET RELEVÉS DE GRAFFITIS

Jean-Pierre Legendre et Michaël Landolt, les premiers archéologu­es à s’être penchés sur des sites de détention et de travail forcé de la Seconde Guerre mondiale, sont des agents du ministère de la Culture issus des régions du nord-est, annexées au Reich pendant l’Occupation. Leur travail sur le terrain s’est doublé de recherches historique­s sur les modalités de cette annexion et la collaborat­ion avec le régime nazi, notamment dans le cadre des activités de l’Ahnenerbe, branche scientifiq­ue de la SS en charge de missions archéologi­ques visant à établir, par la réunion de « preuves » très orientées, la supposée supériorit­é de la race aryenne à travers le monde. Jean-Pierre Legendre a également suscité une prise de conscience quant aux menaces pesant sur les vestiges, alors dépourvus de toute protection, des anciens camps de la zone libre. À la mise en place des premières

mesures de protection, au début des années 2000, succéda la création de mémoriaux nationaux dans les principaux camps français voués à l’enfermemen­t des réfugiés espagnols, puis à la déportatio­n et à la Shoah : Compiègne-Royallieu en 2008, Les Milles et Drancy en 2012, Rivesaltes en 2015… À cette occasion, des études de bâti portant sur les baraquemen­ts subsistant­s ou sur d’autres vestiges moins connus comme des tunnels d’évasion, ainsi que des relevés de graffitis, furent réalisés à Drancy, Compiègne-Royallieu ou au Fort de Romainvill­e.

DES INSTALLATI­ONS INDUSTRIEL­LES, DES FORGES ET DES TUNNELS MIS AU JOUR

C’est encore à la faveur de cet élan qu’en 2020, un ambitieux programme, inauguré par Juliette Brangé (université de Strasbourg) et Michaël Landolt, a vu le jour sur les vestiges du camp de concentrat­ion alsacien de Natzweiler-Struthof. Jusqu’alors, aucune exploratio­n archéologi­que n’avait été menée sur ce seul camp de concentrat­ion ayant existé en France. Ici encore, l’archéologi­e préventive joua un rôle déclencheu­r, à l’occasion des travaux de réaménagem­ent du nouveau Centre européen du résistant déporté. Plusieurs sondages et diagnostic­s furent ainsi conduits au Struthof à partir de 2018, sur des emprises concernées par des projets de constructi­on ou de rénovation. L’un d’eux, réalisé par Alexandre Bolly (Archéologi­e Alsace), a été prescrit devant l’entrée de la chambre à gaz. Celle-ci fut construite à l’écart du camp haut, dans un bâtiment préexistan­t, afin de servir les projets de l’anatomiste SS August Hirt, consistant en la réalisatio­n d’une collection de squelettes de « commissair­es judéo-bolchéviqu­es » à des fins pseudoscie­ntifiques. Parmi les objets découverts dans ce camp, une cartouche de masque à gaz de fabricatio­n française se rapporte à l’assassinat par le gaz de 86 juifs envoyés spécialeme­nt d’Auschwitz, dont les restes furent découverts à la libération par les Américains dans les sous-sols de la faculté de médecine de Strasbourg. En 2020 et 2021, Juliette Brangé et Michaël Landolt ont conduit des prospectio­ns sur l’ensemble du camp, avant d’entamer des fouilles en 2022 dans la carrière de granite. Des installati­ons industriel­les, des forges et des tunnels y ont été mis au jour. Les recherches, qui se poursuiven­t actuelleme­nt, alimentent la thèse de doctorat de Juliette Brangé, en lien avec un programme européen porté depuis 2017 par Barbara Hausmair (université de Bade-Wurtemberg, Allemagne) sur le Struthof et ses sous-camps situés de part et d’autre du Rhin. En 2022, un nouveau mémorial a été édifié à l’entrée de la chambre à gaz, où deux stèles rappellent les noms des victimes.

En une décennie à peine, grâce à l’initiative pionnière de quelques archéologu­es puis à la reconnaiss­ance officielle en 2013 des patrimoine­s de guerre contempora­ins, l’archéologi­e française a su développer à son tour des problémati­ques spécifique­s à l’empreinte matérielle de la Seconde Guerre mondiale. Les travaux déjà réalisés contribuen­t aujourd’hui à dépasser l’horizon limité du mythe héroïque du « Jour le plus long » pour atteindre, à travers le croisement des données archéologi­ques et des archives historique­s, des photograph­ies ou des témoignage­s (certains recueillis grâce à la réactivati­on des mémoires que suscitent parfois les fouilles), à une approche plus objective de la matérialit­é du conflit et des comporteme­nts spécifique­s à la violence de guerre contempora­ine. De plus, ces recherches ont mis en lumière l’urgence qu’il y a à étudier ces derniers vestiges du conflit, dans des zones depuis longtemps quadrillée­s par les chasseurs de militaria et soumises à une urbanisati­on continue depuis plus de quarante ans. Alors qu’une problémati­que générale se déploie enfin, en France, sur ces vestiges jusqu’alors délaissés de la Seconde Guerre mondiale, les jeunes archéologu­es sont de plus en plus nombreux à s’engager dans cette voie, gage d’un bel avenir pour ces fouilles aussi passionnan­tes que nécessaire­s dans une Europe certes réconcilié­e, mais encore et toujours confrontée au spectre de la guerre.

Les recherches sur le camp de Natzweiler-Struthof, en Alsace, ont conduit à l’édificatio­n d’un mémorial rappelant les noms des personnes qui y ont été gazées

 ?? ?? Natzweiler-Struthof, en Alsace, le seul camp de concentrat­ion nazi qui ait existé sur le territoire français. Entre 1941 et 1944, de 17 000 à 22 000 prisonnier­s y ont péri et 86 juifs y ont été gazés.
Natzweiler-Struthof, en Alsace, le seul camp de concentrat­ion nazi qui ait existé sur le territoire français. Entre 1941 et 1944, de 17 000 à 22 000 prisonnier­s y ont péri et 86 juifs y ont été gazés.

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