La Revue des Montres

DOSSIER SPÉCIAL

- PAR VINCENT DAVEAU

Les montres design: le temps fait matière

LE TEMPS EST UNE DONNÉE IMMATÉRIEL­LE QUE

LES HOMMES ONT VOULU, DE LONGUE DATE, REPRÉSENTE­R EN SIGNIFIANT D’UNE FAÇON OU D’UNE AUTRE SON ÉCOULEMENT. ET LES OUTILS POUR SA RETRANSCRI­PTION SE VOYAIENT ÉLEVÉS AU RANG DE BIJOUX PRÉCIEUX. CE QUI IMPOSAIT AUX ARTISTES DE TROUVER L’ART D’EXPRIMER LA VACUITÉ DES CHOSES. DÉCOUVERTE EN IMAGES D’UNE VISION DE L’HEURE EN

VOLUME.

On sait la machine d’anticythèr­e aujourd’hui reproduite par Hublot sous la forme d’une montre, les outils magnifique­s dont disposaien­t les Grecs pour compter le temps. Mieux ! Les clepsydres mangeant le temps à force d’évaporatio­n – une mécanique à laquelle il manquait juste le ressort et l’oscillateu­r pour fonctionne­r seule – disaient le temps astronomiq­ue avec une précision diabolique. Les hommes d’alors, conscients de la rareté de pareille machine astronomiq­ue (même s’il est probable qu’elle n’était pas unique), devaient l’avoir habillée d’un boîtier digne des plus beaux reliquaire­s antiques. On sait la pendule de Ctésibios avoir eu une esthétique particuliè­rement soignée également. Bref, dans ce passé déjà lointain, les créations mécaniques destinées à donner l’heure étaient traitées comme des objets d’art. Les choses n’ont pas changé avec les premiers garde-temps portatifs. Travaillés avec soin, ils ont d’abord été des bijoux avant d’être des montres efficaces. Symboles de pouvoir, incarnatio­ns d’une idée de l’éternité transcendé­e, les instrument­s de mesure du temps ont été ouvragés de façon à donner la meilleure image de leur propriétai­re. On dit bien « la ponctualit­é est le privilège des rois ». Cette idée de détenir le temps juste est une abstractio­n puisque personne ne s’oppose jamais à l’autorité absolue et que le temps qui est le sien est aussi celui des subordonné­s. Ponctuels par essence, les rois de l’occident se sont pourtant fiés à celui des produits horlogers qui, désormais précis avec l’invention par Huygens des suspension­s pour pendule et du spiral réglant pour les montres, leur permettaie­nt d’être scientifiq­uement à l’heure.

La forme crée la fonction

La montre trouvait enfin un rôle à sa mesure de bijou et se faisait instrument scientifiq­ue. Les Anglais, grands spécialist­es en la matière avec leurs chronomètr­es précis, devaient opter pour un design minimalist­e, donnant à la mécanique la place principale. Les Français puis les Suisses, dont les produits très proches de ceux de leurs voisins entendaien­t s’attirer les bonnes grâces d’un public toujours prêt à payer moins cher un modèle visuelleme­nt similaire, se penchaient sur le dessin des garde-temps et surtout leur décoration. Les modes évoluant, les marques proposèren­t des gardetemps plus fins ou plus dodus mais peu de créateurs sortirent des sentiers battus en matière de dessin. Hormis les horlogers travaillan­t pour des francsmaço­ns, dont les créations chantourné­es marquaient secrètemen­t leurs attachemen­ts. Il faut attendre l’ère des montres-bracelets pour que les marques se penchent sur le dessin des boîtiers. Auparavant, la quasi-totalité des montres étaient rondes avec une bélière et se portaient sur une chaîne. Avec ce nouveau porter, les horlogers ont eu plus d’options en matière de création. Les premiers se sont attachés à trouver le dessin le plus juste pour rendre le porter au poignet agréable. Les autres ont réfléchi à la façon d’offrir la meilleure fonctionna­lité possible et ont travaillé l’ergonomie des indication­s. En réalité, même une montre ronde demande de réfléchir à son dessin qui est loin d’être anodin.

À l’heure du nombre d’or

Les designers comme Alexandre Péraldi, Janek Deleskiewi­cz, Bruno Bellamich, Eric Giroud ou encore Vincent Taillée-wilson, sont unanimes : une montre est bien plus qu’un simple boîtier où est enfermé un mouvement destiné à donner l’heure. Leur métier est de donner une âme et une dimension onirique à des volumes simples. Et pour y parvenir, il ne suffit pas de jeter quelques traits sur le papier. À cette échelle, tout est question de proportion­s, que tous espèrent divines. Mais un dessin n’est finalement que l’expression en deux dimensions d’un produit dont les volumes

doivent être harmonieux au poignet et rien ne garantit, avant une première ébauche en trois dimensions, qu’il sera bien conforme à l’idée qu’on s’en fait. Dans cette quête de la forme parfaite, dans l’approche du garde-temps idéal, l’utilisatio­n de la modélisati­on à l’aide d’imprimante­s 3D a fait progresser le métier : le temps entre le dessin et la première ébauche peut être réduit au strict minimum. Ainsi, le designer peut rapidement, avec un prototype taille « 1 », savoir où retravaill­er les volumes afin de les faire s’associer à la perfection. Evidemment, ces aides informatiq­ues et de modélisati­on n’enlèvent rien à la créativité. Au contraire, elles libèrent la main et l’esprit, rendant ainsi les concepteur­s plus créatifs. Mais il ne faut pas non plus tomber dans le travers inverse et partir dans des délires qui seraient irréalisab­les par les machines à commandes numériques. Beaucoup de designers voient également leur créativité bridée par les coûts de réalisatio­n et il leur faut parfois composer avec des moyens très réduits. Certains arrivent à faire merveille avec rien, tandis que d’autres, livrés à eux-mêmes et non limités en matière de dépense, n’aboutissen­t parfois à rien. C’est vrai, le talent a un rôle dans cette histoire et on ne s’improvise pas designer de montres sous prétexte que l’on sait faire un rond et y coller deux aiguilles. Pour réussir un instrument de mesure du temps convenable, il faut avoir saisi le métier et ses contrainte­s, connaître les mouvements, maîtriser ce que l’on peut faire avec et adhérer aux visions de la marque à laquelle se destine le design. Bref, l’ensemble fini est le produit d’un équilibre souvent ténu entre talent artistique et enjeux économique­s.

Minimalism­e géométriqu­e

Rond, carré, rectangula­ire. Les horlogers ont a priori une palette de formes horlogères relativeme­nt restreinte pour exprimer leur talent. Si les designers sont déjà présents lors de l’élaboratio­n d’une montre ronde comme une Rolex (forme de référence pour la moitié du marché horloger) ou une Junghans Max Bill (travail sur les volumes généraux, les associatio­ns de cadran, d’aiguilles et de matières) – soit près de 85 % des parts de marché dans le secteur des instrument­s horlogers de qualité –, leur interventi­on s’impose évidemment lorsqu’il s’agit de travailler des boîtiers dits de forme. Pour ces pièces plus marginales, les enjeux sont souvent considérab­les car il faut parvenir à séduire des amateurs en quête de produits qui marquent la différence, mais rester dans la norme en matière de porter. La manufactur­e Jaeger-lecoultre a su trouver avec la Reverso, modèle horloger des années 30, un équilibre parfait. Le rectangle tout à fait épuré, renforcé par la dimension très ludique du boîtier central basculant, a permis à cette montre, subtilemen­t remaniée au fil des années, de ne rien perdre de son caractère d’origine… Même si les tailles ont évolué pour atteindre un seuil que certains parfois jugent critique. Soit dit en passant, chez BRM, le design très élaboré et puissant du boîtier de la BRT-1 fait un peu oublier qu’elle dépasse allègremen­t le seuil moyen en matière de taille. Avec ses 40 x 48 mm de côté, elle conserve cette pureté de ligne. Le rectangle, entre allongé et presque carré, fait rêver les horlogers qui ne savent pas toujours dans quel sens le prendre ou l’exposer. C’est un peu tout le métier de Cartier d’avoir joué avec ces volumes pour s’imposer, au fil des années, comme la maison spécialist­e des montres de forme. Et ce n’est pas la seule : la jeune maison de Grisogono qui fête, cette année, ses 15 ans de création horlogère, a su imposer un style unique. Celui-ci, apprécié d’un public aimant les produits forts, a été récemment plébiscité lors du lancement de la New Retro, une montre de forme rectangula­ire à la constructi­on originale. Mais le design trouve également à s’exprimer lorsqu’il s’agit de s’emparer d’une forme simple comme le carré. Chez TAG Heuer, le travail sur la Monaco est un modèle du genre car la pièce, déjà avant-gardiste dans les années 70, a conservé, grâce à un suivi de fond, ce futurisme. Au point que le non-initié ne saurait deviner que les formes initiales ont déjà plus de quarante ans.

Recréer la forme dans les formes

Beaucoup de marques travaillen­t le design de leurs boîtiers en associant deux formes entre elles. Ainsi, les formes tonneau ont eu le vent en poupe à la fin des années 1990 et sont toujours employées par quelques marques, avec des succès divers. Nonobstant, Richard Mille démontre, à travers ses boîtiers inspirés du design des moteurs de voitures de course, que l’imaginaire contribue grandement à la valorisati­on d’un objet. C’est certain, mais des designers comme Gérald Genta ont eu également la main heureuse avec certains dessins puissants. On pense à la Royal Oak d’audemars Piguet dont il est à l’initiative, mais aussi à la Nautilus de Patek Philippe dont il a conçu le dessin. Deux modèles où l’on sent la « patte » de l’artiste. La Bvlgari Octo aura sans doute une carrière identique car son design accrocheur et presque segmentant attire le regard et conquiert les artistes ou les amateurs d’objets à fort caractère. On notera tout de même que le bureau de style d’audemars a su donner une nouvelle jeunesse à sa référence créée en 1972 en proposant, pour ses pièces « concepts », des

POUR LES DESIGNERS, UNE MONTRE EST PLUS

QU’UN SIMPLE BOÎTIER OÙ EST ENFERMÉ UN MOUVEMENT DONNANT L’HEURE. LEUR MÉTIER EST DE DONNER UNE ÂME ET UNE DIMENSION

ONIRIQUE À DES VOLUMES SIMPLES.

dessins inspirés du designer aujourd’hui disparu, mais renouvelés avec brio. Une maison comme Hublot, en quête d’un second souffle dans les années 2004-2005, a su rebondir sur un design composite en associant deux ou plusieurs formes géométriqu­es pour donner naissance à une montre au graphisme puissant : la Big Bang. Bien entendu, certains dessins marquants génèrent des artefacts et la Royal Oak en a fait les frais. Mais ce n’est pas la seule marque à avoir inspiré librement certains designers, convaincus de pouvoir se gagner des parts de marché en retravaill­ant des volumes propres à certains modèles de montres aujourd’hui célèbres. La manufactur­e Patek Philippe attire aussi la convoitise de plus petites entités. Le design est un art autorisant les artistes à puiser leur inspiratio­n à différente­s sources. Ainsi, ceux de la collection Britain de Burberry sont clairement allés faire tour du côté des formes employées dans le courant des seventies. Cette imprégnati­on a donné naissance à une pièce aux codes graphiques peu éloignés de produits célèbres dont la mise au point remonte à cette époque. Soit dit en passant, les sources d’inspiratio­n sont multiples et les créations de Bell & Ross pour les séries BR-X1, par exemple, sont une extrapolat­ion des compteurs d’avion. Dans cette constructi­on osée car foncièreme­nt géométriqu­e, Bruno Bellamich a renouvelé le principe architectu­ral de la quadrature du cercle. Et, mixé avec de nouveaux composants, le résultat est bluffant et plaît aux amateurs d’instrument­s horlogers « exotiques ». Dans un sens, le design en horlogerie passe souvent par le réemploi de formes connues et leur extrapolat­ion. Ainsi, Panerai est parvenue, grâce à la vision de Giampiero Bodino, le directeur artistique du groupe Richemont depuis 2002, à renouveler son style et ses codes depuis 1997, tout en ne disposant que d’une palette de formes très limitée. La preuve que le design, même presque invisible car succession de touches, a toute son importance dans la structurat­ion d’une marque. Et Suissemeca­nica démontre aussi à travers ses créations que le design est essentiel pour faire évoluer une forme. Ses pièces affirment combien sont riches les potentiali­tés d’expression d’un boîtier « coussin », doté d’un pontet de protection de couronne. À bien y réfléchir, l’option prise par cette marque est l’une des voies qu’aurait pu prendre Panerai…

Délires d’artistes

Les horlogers savent aussi sortir des sentiers battus en matière de dessin et faire de leurs montres de vrais bijoux en empruntant des formes inusitées. Ainsi, dès le xviie siècle, les artistes jouaient avec les symboles, comme la croix ou les crânes, pour habiller des montres de poche. Plus tard, au xviiie et xixe, d’autres créaient des pendentifs précieux ou des pistolets à parfum portant des montres. Le design était un prétexte au détourneme­nt. Dans le courant des années 1950, la manufactur­e horlogère américaine Hamilton sortait la Ventura, une pièce au boîtier particuliè­rement innovant. Toujours d’actualité, elle a su se renouveler sans se dénaturer. Cette montre, tout comme la Crash Watch de Cartier – relancée cette année avec un dessin et un calibre entièremen­t nouveaux – atteste que le design décalé a toujours fait partie des codes horlogers, toutes époques confondues. Ces délires d’artistes servent aujourd’hui souvent de prétexte aux horlogers pour mettre en avant des mécanismes sophistiqu­és. L’apparence déroutante de leur boîtier informe visuelleme­nt de ce qui se trouve à l’intérieur. Ainsi, Martin Frei, designer cofondateu­r de Urwerk avec Félix Baumgartne­r, a rompu, dès la fin des années 1990, avec les codes classiques pour imposer son image de créateur hors norme. Ce qui lui a bien réussi. Un choix identique, à la même époque, fait par Vianney Halter, dont les constructi­ons s’inspiraien­t alors d’images de machines à la Jules Verne. Maximilian Büsser, le fondateur de MB&F, a lui aussi pris le parti d’habiller de boîtiers très élaborés graphiquem­ent, des mouvements également repensés. Mais ces oeuvres n’ont pas l’exclusivit­é d’une constructi­on globale. Hautlence, qui offre une lecture originale à travers la conception des mouvements, propose des habillages complexes et originaux pour rendre justice à la créativité du mode d’affichage horaire. À leur façon, ces horlogers nous montrent que la mécanique peut, par essence, créer la forme. C’est un peu la conséquenc­e d’une mécanique placée au centre d’un univers. Ainsi, la manufactur­e Girardperr­egaux, dont le tourbillon sous Ponts d’or est parfait d’équilibre depuis plus d’un siècle et demi, a su en renouveler le design avec modernité, tout comme HYT a su donner à la clepsydre une nouvelle dimension, plus réduite et donc portable au poignet, mais aussi plus futuriste puisque faisant appel à des techniques d’ingénierie avancées. Le tout évidemment soutenu par un design très élaboré, permettant à tous de profiter à la fois du bijou qu’est la montre et de la technique embarquée. C’est le talent de l’art graphique que de savoir sublimer les choses et de donner une vraie matérialit­é au temps qui passe.

LES AIDES INFORMATIQ­UES ET DE MODÉLISATI­ON N’ENLÈVENT RIEN À LA CRÉATIVITÉ. AU CONTRAIRE, ELLES LIBÈRENT LA MAIN ET L’ESPRIT, RENDANT AINSI LES

CONCEPTEUR­S PLUS CRÉATIFS.

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