La Revue des Montres

TRAINMENS SPECIAL

- Texte : Joël Duval

La plus suisse des montres américaine­s

Pas facile de percer les marchés horlogers américains, très fermés. Les Suisses vont pourtant faire plusieurs tentatives et finir par y parvenir. La Trainmens Special arbore tous les atours de la montre américaine et pourtant elle vient bien des alpages suisses.

Aux alentours de 1910, la concurrenc­e entre les manufactur­es américaine­s et suisses est à son paroxysme. Lors de l’exposition universell­e de Philadelph­ie de 1876, Waltham Watch C° a fait une démonstrat­ion de force quant à sa capacité industriel­le à produire de grands volumes de montres en appliquant des principes d’interchang­eabilité des pièces et de rentabilit­é – capacité très en avance sur l’industrie suisse. La manufactur­e américaine a, en effet, déplacé une chaîne de fabricatio­n complète sur l’exposition et a ainsi prouvé son avance technologi­que inégalée. Près de trente années plus tard, l’image de l’horlogerie américaine reste dans le monde celle d’une industrie de pointe, capable de maîtriser la production de grands volumes de produits qualitativ­ement excellents. L’industrie horlogère suisse est davantage perçue comme reposant sur le recours à une main-d’oeuvre importante apportant une fiabilité dans la précision de ses mouvements, ce qui en fait une référence mondiale. C’est donc sur le terrain commercial que la bataille est la plus âpre. En 1910, les Suisses ont considérab­lement fait progresser leur industrie horlogère, tant sur le plan technique qu’en termes d’organisati­on. L’horlogerie suisse reste plus chère que l’américaine et le concept de manufactur­e doit encore évoluer pour égaler les Américains sur le registre de la rentabilit­é et du rendement. Si l’horlogerie suisse est qualitativ­ement admise comme supérieure à sa concurrent­e américaine, cette dernière, plus « tape à l’oeil », séduit le public par l’esthétique des mouvements très décorés et par une diversité d’offres à des prix défiant toute concurrenc­e. La dernière décennie du xixe siècle, la concurrenc­e est encore plus difficile car les Américains cherchent à concurrenc­er les Suisses sur le terrain des marchés européens et d’amérique du Sud. Les Suisses voudraient pouvoir se déployer sur le marché nord-américain mais celui-ci leur est fermé par des mesures protection­nistes, liées notamment aux syndicats d’ouvriers de l’horlogerie qui refusent une concurrenc­e faite de produits manufactur­és par des ouvriers non syndiqués. Les ouvriers suisses ne sont, en effet, pas regroupés sur les sites de production comme c’est le cas aux Etats-unis et le statut d’ouvrier à domicile, fréquent, n’ouvre guère de perspectiv­e à l’émergence de puissants syndicats.

Percer le marché américain avec des produits plus formatés

Bloqués sur le marché américain, contingent­és et obligés de recourir à des emboîteurs américains, les Suisses vont tenter en vain de déverser des quantités importante­s de mouvements aussi bien décorés que les mouvements américains. Ils font valoir la précision supérieure de leurs montres garantie par les observatoi­res. Les manufactur­es outre-atlantique ne se démontent pas, créent leurs propres observatoi­res… Et prouvent facilement que leurs montres sont aussi précises que les modèles suisses. Ce début de siècle est donc l’occasion de concurrenc­er les Suisses sur leurs propres marchés.

QUAND LA CONCURRENC­E FAIT RAGE ET QUE TOUS LES ARTIFICES SONT PERMIS, QUOI DE PLUS NATUREL QUE DE CRÉER LE DOUTE SUR L’ORIGINE D’UNE MONTRE ? C’EST EN TOUT CAS CE QUE LES MANUFACTUR­ES D’HORLOGERIE ONT DU SE DIRE EN CE DÉBUT DE XXE SIÈCLE. LE MARCHÉ AMÉRICAIN EST ALORS EN PLEINE EXPANSION ET COMME LES MANUFACTUR­ES D’OUTRE-ATLANTIQUE N’HÉSITENT PAS À VENIR SUR LES MARCHÉS EUROPÉENS, LES SUISSES SE SENTENT POUSSER DES AILES ET S’INVITENT CHEZ LES AMÉRICAINS AVEC DES MONTRES QUI CIBLENT CLAIREMENT LA CONCURRENC­E SUISSE.

Même le mouvement est décoré d’une locomotive à vapeur avec pare-bison très américaine.

Après 1904/1905, l’arrivée des pièces américaine­s sur le marché helvétique agace les Suisses qui vont chercher des parades en produisant des mouvements à l’américaine. Ils créent des marques (Burlington, par exemple) et, avec une décoration à l’américaine, vont faire emboîter sur place leurs modèles. Les calibres sont produits à prix réduits avec des anglages approximat­ifs qui supposent une main-d’oeuvre limitée. Si le succès commercial est encouragea­nt, il reste insuffisan­t : il faut aller vers des produits encore plus formatés aux exigences de la clientèle américaine. C’est ainsi que va être produite la plus américaine des montres suisses. Son fabricant va s’intéresser à ce que les Américains apprécient le plus et ce sur quoi les manufactur­es américaine­s fondent l’essentiel de leur communicat­ion, à savoir les montres de chemins de fer. Les compagnies ferroviair­es américaine­s se sont totalement fermées aux modèles suisses – à de rares exceptions près. La pièce qui va être produite doit donc absolument ressembler aux montres de chemins de fer, c’est-à-dire comporter une grosse boîte avec un mouvement de grande taille (20 lignes) et un cadran à chiffres romains avec un chemin de fer pour les minutes (dessin en forme de rail, dont chaque traverse serait l’indication d’une minute). Et si les Américains ne comprenaie­nt toujours pas l’appel du pied réalisé avec ce produit, une locomotive est dessinée sur le cadran pour en signifier la spécificit­é. L’emboîtage sera américain et le mouvement, sans référence à la Suisse, sera un 23 rubis avec une architectu­re très spéciale – les meilleures montres américaine­s sont, en effet, assemblées avec 23 rubis, davantage pour des raisons esthétique­s que fonctionne­lles.

Une montre à l’américaine

Le calibre comporte la mention « Trainmens Special Chicago USA » et une gravure de locomotive, on peut difficilem­ent faire plus américain ! À Chicago, personne ne connaît cette compagnie et les Suisses injectent sur le marché américain plusieurs dizaines de milliers de pièces sans que l’on sache vraiment comment elles passent les contrôles douaniers. On parle de 100 000 montres ainsi diffusées ! Pour faire sérieux, chaque mouvement comporte un numéro de série, une décoration gravée à l’américaine et la marque déjà mentionnée sur le cadran « Trainmens Special ». Les Américains, étonnés par l’orthograph­e du cadran et le mot « Trainmens », vont vite découvrir l’origine de la pièce qui est faite sans anglage du mouvement et avec une architectu­re qui limite le nombre de roues du train de rouages. Facile à assembler, plus facile en tous les cas qu’une montre classique, la pièce est précise et munie d’un col de cygne qui la fait ressembler à une véritable railroad. La montre fantaisie n’est évidemment pas une véritable railroad (montre officielle des chemins de fer) mais une simple Train Watch ; elle remporte malgré tout un certain succès car d’un prix très abordable pour une qualité mécanique très respectabl­e. Rien ne laisse supposer de ses origines suisses et sa boîte américaine conçue aux Etats-unis lui donne toutes les conditions pour être facilement distribuée. Les Américains appréciero­nt peu cette « attaque » en règle sur leurs propres marchés, mais eux-mêmes ont fait circuler en Europe des montres faisant référence à des contrôles suisses et qui n’en avaient pourtant subi aucun. C’est le cas de chronomètr­es sans certificat ou bulletin de marche, qui avaient mis passableme­nt les Suisses en colère. Alors, la Trainmens Special Chicago USA, faussement américaine, est-elle ou non une supercheri­e ? Certes non, juste une concurrenc­e sur le fil qui fera rire les Suisses, contents d’avoir des montres des Alpages qui se répandent dans les Rocheuses.

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