Libre parole,
1914-1918 : VIVE LE PINARD !
par Jean-Robert Pitte
Vivant au quotidien dans une indicible soufrance et dans l’odeur de la mort, les poilus de la Grande Guerre ont cherché à conjurer l’horreur en riant à gorge déployée dès qu’ils en avaient le loisir, entonnant en choeur les chefsd’oeuvre du comique troupier Bach, l’un des plus célèbres interprètes du répertoire. Mobilisé au 140e de ligne, il surjouait le bonheur d’être encore en vie avec La Madelon, L’ami Bidasse et Vive le pinard :
Quel est donc ce pinard qui aurait fait gagner la guerre, alors que la bière des adversaires les aurait alourdis au point de les conduire à la défaite ? La dénomination de ce vin râpeux provient selon toute vraisemblance de “pinot” ou “pineau” déformé par le sufxe “ard”, augmentatif classique (vieillard, traquenard, pétard…) que l’argot de caserne a utilisé à l’envi (gueulard, snobinard, saucifard…). Son usage apparaît en 1886 au 13e régiment d’artillerie du fort de Vincennes, non loin de Bercy où l’on coupe les vins des Charentes, du nord de la Bourgogne, du Beaujolais, du Languedoc et d’Algérie destinés à étancher la soif des Parisiens. On fabrique aussi des pistrouilles, des vins plus ou moins falsifés, parfois sans jus de raisin, en ces temps de phylloxera.
La dureté des conditions d’une guerre qui risque d’être longue incite l’Intendance des armées à améliorer le sort du poilu. En 1914, chaque soldat reçoit un quart de litre de vin par jour ; dose portée à un demi-litre en janvier 1916 et à trois quarts de litre en janvier 1918. S’y ajoute un coup de gnôle distribué par les ofciers au moment des assauts pour leur donner du courage. C’est environ le tiers de la production française qui est absorbé par les armées pendant la guerre, ce qui donne le goût du vin à des Français du Nord, de l’Ouest ou des montagnes, plus habitués à la bière, au cidre ou à l’eau. « La chasse au pinard est depuis le début de la guerre la principale occupation du poilu » , écrit l’historien Jules Isaac. Des afches, cartes postales, caricatures, poèmes et chansons vantent les mérites insignes du pinard et viennent égayer cette sinistre période.
Au sortir de la guerre, la consommation de vin rouge ordinaire ne baissera pas. Il est le symbole de l’unité nationale, de la victoire. De plus, il faut écouler l’énorme production du Languedoc et de l’Algérie. Chaque Français boit alors en moyenne 150 litres de vin par an, soit trois fois plus qu’aujourd’hui. L’Académie de Médecine a défni dès 1915 la consommation de vin à ne pas dépasser : de 50 à 75 cl par repas !