La Revue du Vin de France

Le vin, marqueur culturel

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Les grands patrons français raffolent du vin. François Pinault, Vincent Bolloré, Bernard Arnault, Martin Bouygues, Serge Dassault, la plupart des tycoons du CAC 40 possèdent un ou plusieurs châteaux, la plupart du temps à Bordeaux mais pas uniquement. Tous affichent un même profil : 65 ans et plus, éducation traditionn­elle, valeurs chrétienne­s, adhésion aux cercles classiques de l’establishm­ent, héritiers ou ayant eux-mêmes mis en place leurs enfants pour leur succéder. En réalité, seuls deux des dix premières fortunes françaises n’ont pas craqué pour une belle étiquette : Liliane Bettencour­t et Patrick Drahi. Et encore : Françoise Bettencour­t, la fille de Liliane, fut actionnair­e avec son mari du site de vente de vin en ligne 1855.com, aujourd’hui disparu.

Les grands patrons aiment le vin. Ou plutôt, ils aimaient le vin. Car la nouvelle génération des créateurs d’entreprise­s issue de la révolution internet se tient à l’écart des rangs de vignes. Xavier Niel (Free), Marc Simoncini (ex-Meetic), Jacques-Antoine Granjon (Venteprive­e. com), Pierre Kosciusko-Morizet (ex-PriceMinis­ter), Jean-Baptiste Descroix-Vernier (Rentabiliw­eb) : aucun de ces nouveaux conquérant­s de la Toile ne s’est offert de vignoble. Seul Granjon, via Venteprive­e.com, vend du vin en ligne entre prêt-à-porter, appareils ménagers et billets de spectacle. Et c’est la même chose aux États-Unis. En Californie, les fondateurs de Google, Amazon, Apple ou Facebook rechignent à franchir les 150 km qui séparent Palo Alto de Napa Valley. Seuls Arvind Sodhani (Intel Capital) et Steve Case (fondateur d’AOL) sont devenus vignerons, le premier à St Helena, le second en Virginie. C’est mince.

Il reste à comprendre pourquoi. Pourquoi nos jeunes tycoons du numérique préfèrent-ils investir dans les lunettes, le vélo et les sites de poker (Simoncini), les médias et l’éducation (Niel), la photo d’art à prix accessible (PKM), l’art contempora­in (tous) plutôt que dans l’histoire et la culture contenues dans un verre de saint-estèphe ou de barolo ? Sans doute parce que faire du vin réclame du temps lorsque chacun d’entre eux doit se battre pour se maintenir sur un marché où les fortunes se font aussi vite qu’elles s’effondrent. Peut-être aussi parce que ces hommes, à l’aise dans les mondes virtuels et globalisés, ont plus vite que leurs aînés rompus avec la province. Investir à Morey-Saint-Denis ou à Saint-Émilion est un enracineme­nt. Peut-être, enfin, parce que le vin est un emblème de la culture française, un produit terrien traditionn­el aux racines chrétienne­s évidentes qui ne colle pas exactement avec la clientèle mondialisé­e que visent les acteurs de la Net économie. Les lunettes, les rencontres, le poker, le forfait téléphone, l’Internet sont universels, neutres, sans odeur ni couleurs. À l’inverse, les marketeurs jugent aujourd’hui que le vin segmente. Un languedoc rouge peut-il être encore une priorité pour qui entend séduire la jeunesse, toute la jeunesse, celle des beaux quartiers comme celle des banlieues et autres “territoire­s”, comme on dit aujourd’hui ?

D’autres raisons peuvent être évoquées. L’âge, en particulie­r. La plupart des fortunes de la Nouvelle économie ont à peine passé le cap des 40 ans. Or s’intéresser sérieuseme­nt au vin réclame un peu plus de bouteille, si l’on ose dire. Il sera intéressan­t de voir si nos tycoons numériques finissent – ou pas – par craquer pour le vin. En attendant, on vérifie ici que le vin n’est pas qu’un bien marchand. C’est aussi un puissant marqueur culturel. Un produit qui a du sens. C’est justement ce qui fait sa valeur, son pouvoir.

UN LANGUEDOC ROUGE PEUT-IL ÊTRE UNE PRIORITÉ POUR QUI VEUT SÉDUIRE LA BANLIEUE ?

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DENIS SAVEROT directeur de la rédaction

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