La fièvre des vins d’auteur
« LA GRANGE DES PÈRES EST BIEN LÀ. MAIS LE VIN, DÉSORMAIS, N’EST PLUS SERVI QU’AU RESTAURANT. »
Tandis que Bordeaux célèbre les fabuleux cabernets légués par le millésime 2016, à Paris, le petit cercle des passionnés ne change rien à ses habitudes. Avec eux, il n’est question que de bourgognes et de rares champagnes, de châteauneufs, d’une poignée de vins de la vallée du Rhône, de Loire et du Languedoc, de deux ou trois bandols, des bouteilles d’exception dont on prononce le nom à voix basse dans les restaurants. Oh ! ces ultras ne sont pas les plus nombreux, mais ils sont terriblement motivés et de plus en plus influents.
Ces temps-ci, leur fièvre se porte sur le Clos Rougeard. Depuis que La RVF a révélé que Martin Bouygues négociait le rachat du domaine de Chacé, près de Saumur, le vin est devenu à proprement parler intouchable. Aux Caves Pétrissans, dans le XVIIe, le restaurateur et caviste Jean-Marie Allemoz en vendait par caisses il y a encore deux ans. C’est terminé : Jean-Marie et son fils Jean-Charles lâchent désormais leurs Poyeux et leurs Bourg au compte-gouttes. Et pas question d’en emporter !
Même combat au Petit Sommelier, l’un des spots du vin à Paris, face à la gare Montparnasse, où Pierre Vila Palleja a préféré les retirer de sa carte. « Il n’y aura plus jamais de Clos Rougeard signé des frères Foucault, les bouteilles qui restent sont iconiques », reconnaît-il. Désormais, chez lui, c’est à la tête du client : le patron en propose aux seuls connaisseurs, capables d’apprécier le vin, son histoire, etc. « Pas question d’en faire des vins de picole », assume Vila Palleja. La Grange des Pères fait l’objet du même culte. Je poussais l’autre jour la porte des Crus du Soleil, caviste dédié au Languedoc établi du côté de Montparnasse. Là, surprise : le célèbre vin de Laurent Vaillé n’est plus en boutique. En réalité, le vin est bien en cave, mais seulement servi à la table des Rouquins, le restaurant attenant animé par les deux patrons des Crus du Soleil, Serge Lacombe et Richard Liogier. « À 135 euros la bouteille, nous serions dévalisés illico à la cave. Nous préférons le servir
sur table, bouteille par bouteille », explique Richard Liogier. Une cinquantaine d’étiquettes sont dans le viseur de nos ultras. En Champagne, les grandes cuvées d’Anselme Selosse, Egly-Ouriet et un peu Ulysse Collin. Les pouilly-fumé de Didier Dagueneau et les Clos Rougeard en Loire (ainsi que les vieux flacons du domaine Huet), les cuvées parcellaires du domaine Tempier à Bandol. La cohorte des Bourguignons Rousseau, Roumier, Mugnier, Claude Dugat, etc., Chave et sa cuvée Cathelin en Rhône nord et depuis peu les vieux millésimes de Belluard en Savoie ou de Puffeney dans le Jura (liste à compléter).
Et les bordeaux ? Eh bien bizarrement, le plus célèbre vignoble de France n’est pas concerné, ou si peu. Et il ne s’agit pas d’une affaire de prix. Alors, qu’est-ce qui cloche ? Le profil des vins ? Faut-il incriminer les volumes ? Le sujet est intéressant. Un Anselme Selosse ne produit que 3 000 cuvées Substance par an quand le tirage de Mouton Rothschild avoisine les 150 000 bouteilles. Or, pour bien des connaisseurs, vins d’auteur et grandes quantités sont incompatibles. D’autres explications peuvent être évoquées. « Bordeaux plaît toujours à la clien
tèle étrangère et aux clients lambda, constate Pierre Vila Palleja. Mais le connaisseur, lui, croit déjà tout connaître de Bordeaux. Il réclame autre chose, il veut être surpris.