Uberiser le vin ?
Pour l’amateur de vin aussi, les promesses de la révolution digitale sont à la fois fascinantes et effrayantes. Dans ce numéro, le fondateur de l’appli Vivino l’annonce : sa start-up « va démocratiser l’accès
au vin » . Heini Zachariassen, informaticien danois de 45 ans installé en Californie, veut que les consommateurs boivent mieux, il promet là encore de « démocratiser » le discours sur la qualité des vins en brisant le monopole des experts, à commencer par Robert Parker.
Comment ? En ubérisant la distribution du vin. Avec l’appli Vivino, on flashe sur son smartphone l’étiquette d’une bouteille appréciée, et aussitôt apparaissent les commentaires d’une “communauté” de consommateurs et d’experts. Demain, Vivino permettra d’acheter cette bouteille en quelques clics via des distributeurs partenaires tels Millésima, Châteaunet ou Vinatis dont les noms circulent déjà. Comme Amazon se lance à son tour dans la vente de vin en ligne, il va y avoir du sport.
Bien sûr, la prodigieuse facilité et les nouveaux horizons ouverts par la technologie du smartphone méritent d’être salués. Mais soyons lucides : au-delà de ses paroles lénifiantes sur la démocratisation de l’accès au vin, l’objectif numéro un de Heini Zachariassen est surtout de gagner un maximum d’argent en faisant éclater la distribution traditionnelle du vin. Première étape prévisible, l’atomisation de milliers de cavistes passionnés et compétents qui égaient les rues de nos villes.
Zachariassen le proclame, son invention va redonner de la liberté aux consommateurs soi-disant bridés par des experts méprisants, voire obtus. On peut lire les choses autrement. Comme tous les autoproclamés bienfaiteurs de l’humanité en tee-shirt de la Silicon Valley, Zachariassen voit d’abord les hommes comme une cible marchande. Avec lui, l’amour du vin, sa connaissance se transforment en banale, en vulgaire “relation client”. Le consommateur-roi doit pouvoir trouver le vin qu’il veut, quand il le veut, où il le souhaite.
S’agit-il d’un progrès pour les vins de qualité ? Comme pour tout bien subtil, civilisé, noble, la connaissance du vin réclame du temps et du travail. Tout ce que la consommation immédiate, sans effort et massifiée réfute puisqu’elle postule d’abord la satisfaction du désir par l’achat instantané. D’autres y ont perdu leur âme, en témoignent ces saumons fumés qu’on trouve désormais sur toutes les tables, produits sans saveur, sans âme et sans respect de la nature. Mais totalement démocratisés.
Permettez-moi donc de défendre ici le connaisseur, cet enfant de la culture et de l’humanité. J’en connais qui ont rêvé des années durant de goûter telle belle bouteille, de visiter tel fameux domaine, et le fait d’y penser était à lui seul un plaisir. Mais vu de Cupertino ou de San José, ce genre de rêverie n’est que frustration inadmissible du roi consommateur. Demain, les algorithmes de Vivino proposeront sans doute aux clients des listes de vins allant “dans le sens de votre goût”, privant les hommes de la fatigue harassante de l’étude et de la quête de connaissances. En attendant, je fais un rêve : qu’ils ne raflent pas complètement la mise.
« PERMETTEZ-MOI DONC DE DÉFENDRE ICI LE CONNAISSEUR, CET ENFANT DE LA CULTURE ET DE L’HUMANITÉ. »