Le goût du vin : quelles évolutions pour demain ?
Le goût du vin n’est-il qu’une question technique ou bien une affaire de culture, d’âge… ? Et surtout, quelles tendances se dessinent ? La RVF ouvre le débat avec six personnalités passionnées.
Inné ou acquis, personnel ou universel, évolutif ou figé, naturel ou oenologique, le goût du vin fascine et interpelle l’amateur comme le professionnel tout au long de sa vie. Pour tenter, si ce n’est d’en percer le mystère, de mieux comprendre ce qu’il recouvre, nous proposons ici un certain nombre de clefs de réflexion. Pour cela, nous avons réuni le 12 septembre dernier, dans les locaux du caviste Lavinia à Paris, un panel de dégustateurs, d’experts et de professionnels d’univers, de culture, de génération et de sensibilité différents. OEnologue, caviste, vigneron, formateur, tous ont une expérience solide de la dégustation et un prisme, nous le voyons au travers de ces échanges, différent. Un débat qui se veut avant tout riche et ouvert, à l’image de ce que défend La RVF depuis 90 ans : le pluralisme.
La RVF. Pour démarrer ce débat, pouvez-vous nous expliquer succinctement ce qu’évoque pour vous le goût du vin ?
Peter Gago : Le goût est avant tout quelque chose de personnel, mais aussi de culturel. On constate qu’il est très divers en fonction des pays et des régions, mais il peut aussi évoluer avec l’ouverture et la pratique de la dégustation. Lorsque j’ai réalisé mes premiers voyages en France il y a plusieurs dizaines d’années, les gens étaient très renfermés sur leur goût, les Bordelais n’aimaient que les vins de Bordeaux et les
Bourguignons que ceux de Bourgogne. Ce qui a changé, c’est l’ouverture, la découverte et cela concerne le monde entier. À titre personnel, dans ma cave, j’ai plus de 60 % de vins qui proviennent d’ailleurs que d’Australie, j’ai ouvert mon panel et, comme pour beaucoup de gens, mon goût a évolué.
Jean-Charles Cazes : Lorsqu’on évoque ce sujet, cela me fait immédiatement penser au livre Le Goût du vin du grand oenologue Émile Peynaud et qui fut pour moi une bible. Le sujet est très vaste et il faudrait se garder de penser qu’il existe un “bon” goût du vin. On me demande souvent, parce que je suis de la profession, de décrire ce qu’est un “bon” vin, ce dont je suis incapable. C’est quelque chose d’intuitif, de personnel et surtout, je suis d’accord avec Peter, de très évolutif. Je n’aime plus les mêmes vins aujourd’hui qu’au moment où j’ai commencé à déguster. Je le vois bien avec ma mère qui n’a jamais appris à déguster d’un point de vue technique, mais qui pourtant possède un jugement très fin et très sûr sur ce qu’elle boit. C’est d’ailleurs souvent elle le juge de paix dans la famille.
Pierre Bérot : Je reprends cette notion d’évolution que je lie à l’éducation. Bien entendu, notre goût évolue au fil du temps. On apprend à aimer l’acidité, l’amertume au détriment du sucre. C’est un peu comme un cheminement, on passe par des étapes, on s’éduque, comme dans la musique, par exemple.
Pierre Casamayor : Il faut différencier le goût du vin et le goût pour le vin, ce qui n’est pas la même chose. Le goût du vin est ce qu’il est ; nous sommes des appareils de mesure et nous mesurons des sensations. Le goût pour le vin, c’est notre faculté à aimer ou pas telle ou telle bouteille. Le goût du public pose donc la question de l’adéquation qu’il y a entre les attentes des consommateurs et le produit. Sur ce sujet, on peut dire que durant les trente dernières années il y a eu une incitation de la part d’une partie de la critique à faire aimer des vins d’un style un peu stéréotypé. Les choses sont néanmoins en train de changer. Je prends un exemple très frappant, celui de Saint-Émilion où l’on a produit des vins au style surmûri, surextrait et surboisé pendant un temps. On s’aperçoit à présent que ces vins ont fini par lasser les consommateurs. Les producteurs opèrent un revirement en la matière.
Alexandre Ma : Pour ma part, je divise le goût du vin en deux parties : les saveurs d’un côté et la texture de l’autre. C’est la réunion des deux qui définit le goût final. Les saveurs sont très liées à notre culture et à notre éducation. Ayant grandi en Chine, j’ai été familiarisé avec des saveurs que je peux retrouver dans le vin et qu’un Occidental ne percevra peut-être pas. Je prends un exemple, l’anis étoilé que l’on consomme beaucoup chez nous et que j’aime énormément. Si je le retrouve dans un vin, cela m’évoque évidemment quelque chose de positif et j’aime cela. Et puis, il y a la texture, la sensation que laisse le vin en bouche, ses tanins, son gras, sa fluidité. C’est aussi une donnée très importante.
Virginie Morvan : Je rejoins Pierre Casamayor sur l’évolution du goût du vin ces dernières années et je dirais même qu’il a progressé puisqu’on ne trouve plus aujourd’hui de mauvais vins, comme il en existait encore il y a vingt ans. J’ajouterais dans le goût du vin une notion très sociale. En fonction de leur milieu, les clients ne cherchent pas forcément la même chose. Lorsqu’on a la chance de pouvoir accéder aux meilleurs crus, de déguster des vins anciens, d’aborder des appellations de prestige, on se forge un goût différent, bien sûr plus exigeant.
Mais sans aller jusque-là, il faut beaucoup déguster et avoir l’esprit très ouvert pour se construire un goût et cela prend du temps.
La RVF. Quelle importance dans le goût du vin revient au terroir et quelle importance a l’homme qui le travaille ?
Peter Gago : J’ai un grand respect bien entendu pour les terroirs, mais cela dépend de ce que vous voulez produire, à qui vous voulez vendre votre vin et de la matière dont vous disposez. Un vin d’entrée de gamme vendu peu cher ne pourra que difficilement exprimer un terroir, il est généralement élaboré avec l’appui de la technique pour plaire au plus grand nombre de consommateurs. Chez Penfolds, je suis confronté à plusieurs exigences avec la production de vins de très large diffusion qui répondent à une demande, avec un style constant et un goût identifiable, un peu comme une marque de champagne. J’élabore aussi de petites cuvées très haut de gamme, telle la cuvée Grange, qui sont le reflet d’un terroir spécifique et qui possèdent leur personnalité. Le plus important est de laisser le consommateur libre de son choix. Je vous ai apporté ici une cuvée intermédiaire, le BIN 389 dans le millésime 2014. Il s’agit d’un assemblage des cépages syrah et cabernet-sauvignon issus de différents terroirs. Un vin “haut de gamme” vendu 89 euros et reflet de notre savoir-faire en termes d’assemblage de différents terroirs, à la champenoise.
Pierre Casamayor : Je trouve son équilibre intéressant. Bien que le vin soit riche, on perçoit une jolie fraîcheur, avec des saveurs qui n’évoquent pas un vin français, ce qu’on ne lui demande d’ailleurs pas. Il a de la personnalité.
Jean-Charles Cazes : C’est vrai qu’il possède un profil australien reconnaissable, avec ses notes épicées, mentholées, ce qui me permet d’insister sur le fait que le bon vin doit absolument avoir le goût de son origine. Je ne parle pas de son terroir, car cette expression a longtemps été utilisée pour excuser des défauts, je préfère insister volontairement sur l’origine…
Pierre Casamayor : Ah, le fameux goût de terroir que l’on nous servait encore dans les années 80/90, avec des vins aux déviances aromatiques, pleins de bactéries, sentant le cheval… et le vigneron qui s’extasiait en clamant :
« Ça terroite ! » . On le sait aujourd’hui, ces arômes ne venaient pas du terroir, mais d’une mauvaise maîtrise des vinifications. On l’évite désormais et cette avancée de l’oenologie est certainement responsable de l’évolution du goût des vins, dans un sens que je juge très positif.
Virginie Morvan : Pour en revenir à ce vin, je comprends qu’il puisse rencontrer son public. Il est séducteur, généreux, très fruité et correspond aux canons que recherchent nombre de consommateurs. Il est pleinement dans la cible et représente l’image que l’on peut se faire d’un vin australien, même s’il devient de plus en plus difficile d’identifier la provenance d’un vin uniquement au travers de son style. On voit partout dans le monde des profils différents émerger, des vins plus élégants, plus frais. C’est le cas dans le Nouveau Monde où l’on peut désormais rencontrer des vins loin de l’image que l’on a d’eux. L’émergence d’une nouvelle génération de jeunes vignerons partout autour de la planète, plus concernés par leur terroir, rebat les cartes.
Peter Gago : En Australie aussi, les styles évoluent et nous avons nous aussi connu l’influence “Parker” sur le goût de nos vins. Mais je vous prie de croire que notre pays est plus vaste et complexe qu’il n’y paraît. Il y a une multitude de terroirs, de régions, de climats dans le pays et nous sommes capables de produire des vins aux profils très différents : des rouges riches et puissants, mais aussi des cuvées fraîches et moins alcoolisées qu’on pourrait le penser. L’Australie, comme les autres pays, a beaucoup évolué ces derniers temps, les vinificateurs s’adaptent à cette évolution du goût.
La RVF. Un bon vinificateur doit-il donc être capable de produire un vin qu’il n’aime pas si le public le réclame ?
Peter Gago : Bien sûr, comme un bon journaliste doit être capable de noter objectivement des vins issus de cépages qu’il n’affectionne pas particulièrement. Cela fait partie du métier.
Pierre Casamayor : Oui, le vinificateur est même souvent payé pour cela. Il faut avoir conscience du rôle de l’oenologue dans le goût d’un vin : un grand terroir peut totalement être effacé si l’homme le néglige. Le terroir n’existe que s’il est révélé par le vinificateur et un grand vin est la synthèse entre le lieu d’origine, tel que nous le définissions, et le travail de l’homme. On voit d’ailleurs que certains très grands vinificateurs sont capables, sur des terroirs modestes, d’élaborer des vins intéressants. On peut alors parler de “vins d’auteur”, plus que de vins de terroir.
Pierre Bérot : C’est exact et c’est ce qui a fait le succès de certains vinificateurs. Pour moi, ce doit être une question de dosage ; bien sûr la main de l’homme doit être présente mais elle ne doit pas non plus passer au-delà et chercher à trop influencer le goût. Ni trop, ni trop peu, c’est un curseur difficile à placer. Et puis, il ne faut pas négliger le goût des consommateurs. En tant qu’acheteur, notre rôle est de leur apporter ce qu’ils demandent, d’aller à la rencontre de leurs envies, les oenologues ont, eux aussi, cette mission : produire des vins qui seront bus.
La RVF. Le goût du public a lui aussi changé au fil des années. Comment a-t-il évolué ?
Pierre Casamayor : Le vin renferme quelque chose d’esthétique et ses canons, comme ceux de la beauté, changent. Regardez les femmes du temps de Rubens et celles que l’on voit aujourd’hui dans les magazines de mode. On perçoit que les codes ont changé et changeront d’ailleurs encore à l’avenir. Même notre manière de déguster évolue : je me souviens que lorsque j’ai démarré mes cours à l’université, certains termes n’existaient pas. On ne parlait ni de tension, ni de minéralité, deux termes que l’on emploie aujourd’hui à tout bout de champ, sans qu’il soit d’ailleurs évident de les définir. Les vins de l’époque n’étaient-ils pas “minéraux” ou n’en avions-nous pas la perception ? C’est une question intéressante.
Pierre Bérot : Depuis quatre ou cinq ans, on perçoit en France la montée d’une demande pour des vins moins spectaculaires, moins denses, moins colorés, moins extraits. La finesse et l’élégance sont de retour, on parle désormais de “buvabilité”. Et puis, comment ne pas aborder cette tendance autour des vins sans soufre. Est-ce un phénomène de mode ou une lame de fond plus profonde ? Je ne le sais pas encore, mais ce qui est certain, c’est que c’est aujourd’hui quelque chose de réel.
Alexandre Ma : Les Chinois recherchent aussi globalement des vins très désaltérants, ils aiment le fruit, la fraîcheur et surtout les boivent dans leur jeunesse. Mais nous avons aussi chez nous des consommateurs plutôt jeunes qui s’intéressent à des “concepts”, qui veulent qu’on leur raconte une histoire. Ce nouveau public est séduit par des vins en biodynamie ou sans soufre. Ce n’est pas là une question de goût, mais plutôt de positionnement, de statut, ce qui peut d’ailleurs pervertir leur goût. J’ai rencontré des jeunes qui avaient par exemple développé un goût pour l’oxydation, alors qu’à la base, c’est un défaut du vin. Pour ma part, je n’ai rien contre les vins qui ont un léger défaut, comme une petite réduction, mais cela doit rester très léger. Or, les vins sans soufre que l’on trouve en Chine sont souvent très touchés par des défauts trop visibles.