Millésimes
Une révolution en bouteille
Marqueur de l’année de récolte, mémoire du vignoble depuis des siècles, le millésime rythme la vie du vin, du vigneron et de l’amateur. Après l’Antiquité, la pratique s’est pourtant perdue. Il a fallu attendre l’invention de la bouteille en verre pour que le millésime fasse son retour et devienne l’apanage des grands vins.
Quatre chiffres inscrits sur une étiquette. Une année. Un millésime et tout à coup, une formidable machine à remonter le temps s’amorce. Les souvenirs. Les conditions climatiques particulières. Une naissance, un mariage. Un dîner mémorable. Te souviens-tu de ce corton 1990, le premier soir de notre rencontre ? Bien sûr. Chaque oenophile, chaque vigneron garde précieusement à l’esprit des dates clés. Le millésime confère au vin son ancrage mémoriel. Il porte en lui cette dimension culturelle et sociale, bien au-delà du terroir et du cépage, à l’écho universel. Comme un caillou jeté dans l’eau, ses ondes produisent une mémoire chorale où cohabitent souvenirs de producteurs et de consommateurs. Ni tout à fait les mêmes, ni tout à fait différents. Intimes et universels. L’un revoit les pluies, la chaleur, le soleil, le printemps, les gestes. L’autre savoure la grandeur du millésime recherché, un moment de dégustation particulier, qui fera date dans son panthéon personnel.
Au-delà, le millésime est un marqueur de qualité des grands vins tranquilles, notamment en France. Certes, tous les vins ne sont pas millésimés : la Champagne s’en exonère pour l’élaboration d’une partie de ses effervescents, comme Porto ou certains Grands crus espagnols. Ceux-là privilégient le style de la maison plutôt que l’influence de l’année de production. Car si le millésime permet de témoigner du passé, il offre surtout beaucoup d’informations sur l’élaboration du breuvage ; il fonctionne comme un marqueur de qualité des grands vins. Chaque millésime porte en lui les caractéristiques de l’année, les conditions climatiques, l’état de la floraison, la qualité de la vendange. Autant de facteurs qui renforcent sa dimension unique. Dans son Dictionnairedu monderural, l’historien Marcel Lachiver définit ainsi le concept de millésime : « Date de la vendange, de la naissance d’un vin... Ne se dit en général que pour les bons vins. Avec le cru, le millésime dé finit la personnalité d’ un vin ». Voilà qui position ne d’emblée le statut d’un vin millésimé.
Si indiquer sur l’étiquette d’une bouteille l’année de naissance de son contenu apparaît aujourd’hui comme une évidence, il n’en a pas toujours été ainsi. L’histoire de la viticulture contemporaine nous en offre des exemples :« Bernard Gin est et, négociant et propriétaire du château Marg aux, avait tenté de lancer sur le marché au début des années 1970 un Margauxn on millésimé, en réalisant un assemblage de plusieurs années. C’ était la crise, les vins ne se vend aient plus
DANS LES TOMBES DES PHARAONS, ON A RETROUVÉ DES VINS MILLÉSIMÉS CONSERVÉS DANS DES AMPHORES SCELLÉES.
et Bernard Gin est et tentait de trouver des solutions. Mais cette tentative a été un échec» , se souvient Jean-Michel Cazes, propriétaire de Lynch-Bages.
L’expérience menée par Bernard Ginestet reste une exception. Depuis environ trois siècles, les grands vins tranquilles des principales régions viticoles de l’Hexagone sont millésimés. Pourtant, cette pratique ne relevait pas de l’évidence. Elle a été rendue possible par l’évolution des contenants : pour conserver un nectar plusieurs années dans de bonnes conditions, il faut un flacon étanche à l’air, qui protège le vin de toute oxydation et, donc, de toute dégradation. «Avant l’ invention de la bouteille en verre, la conservation était impossible puisque le vin était contenu dans des fut ailles et des barriques. Dès que l’on commence à les vider, le vin s’ oxyde et tourne », rappelle l’historien et géographe Jean-Robert Pitte. Mais alors, comment expliquer que, dès l’ Antiquité, l’on ait consommé du vin millésimé ?« C’ est vrai, les Égyptiens con servaient les vins plusieurs années. On a retrouvé des vins millésimés dans les tombes des pharaons. Mais, d’ une part, ces liquides étaient aromatisés aux herbes, au miel ou à l’ eau de mer; d’ autre part, ils étaient conservés dans des amphores scellé es à la cire ou au plâtre, ce qui les pré servait de toute oxydation », poursuit Jean-Robert Pitte.
Un cent ans d’âge au festin antique
Du côté de la Rome antique, le constat est le même. André Tchernia, le grand spécialiste des vins de l’époque romaine, a montré dans ses différents ouvrages que les Romains avaient identifié les zones de production de Grands crus dès le IIe siècle avant notre ère, et estimé leur potentiel de garde. Ainsi, les grands vins de Falerne devaient être
AVANT L’INVENTION
DE LA BOUTEILLE EN VERRE, LA CONSERVATION ÉTAIT IMPOSSIBLE.
appréciés après au moins quinze ans de vieillissement et ceux de Sorrente se bonifiaient sur vingt à vingt-cinq ans. Dans le Satyricon, l’un des premiers romans de la littérature mondiale, attribué à Pétrone, le personnage de Trimalcion prétend servir dans son fameux banquet du falerne de cent ans d’âge, millésimé 121 avant notre ère. Une année dont nous savons, grâce aux écrits de Pline l’Ancien (23-79), qu’elle était particulièrement remarquable. Le naturaliste romain en aurait d’ailleurs dégusté luimême près de deux siècles après son élaboration. Un vieillissement exceptionnel, même pour aujourd’hui !
De l’amphore à la barrique gauloise
Comment les Romains ont-ils pu perfectionner le vieillissement de leurs meilleures cuvées ? Grâce à l’usage des amphores. Mais celles-ci souffrent d’un grave défaut : leur fragilité, qui les rend peu adaptées au transport. Lorsqu’elles sont remplacées par la barrique gauloise à partir du IIe siècle, c’est tout une technique de vieillissement du vin qui disparaît progressivement.
Car si la barrique permet de faire voyager plus facilement le vin, une fois qu’elle est ouverte, la longue conservation devient impossible .« Durant toute la période allant de la généralisation de l’ utilisation du tonneau jusqu’ à l’ invention de la bouteille, il n’ existe pas de vins millésimés. Pourquoi? Parce qu’ aucun moyen de conservation comparable à l’ amphore n’ a été trouvé », observe Jean-Robert Pitte.
Le vin est donc voué, durant près d’un millénaire et demi, à une consommation courante, rapide. « Les vignerons ne connaissaient pas encore l’ usage du soufre pour stabiliser le vin. Celui-ci devait être consommé avant le début des premières chaleurs de l’ année suivante, sinon il tournait au vinaigre. On ne gardait donc pas un vin d’ une année à l’ autre », poursuit le géographe, qui raconte d’ ailleurs dans son livre La bouteille de vin, histoire d’ une révolution l’importance de cette invention.
La bouteille, le liège et le soufre
C’est aux Anglais que l’on doit le premier flacon en verre. Aux alentours de 1750, Albion produit des bouteilles sombres, en verre épais, qui protégent le vin de la lumière. « Les Anglais découvrent au Portugal le liège, qui fera un bouchon idéal. Ils comprennent le rôle du soufre grâce aux Hollandais. Enfin, ils s’aperçoivent que transvaser le vin d’une seule barrique dans 300 bouteilles bouché es au liège permet de le conserver plusieurs années. C’ est ainsi qu’ils réalisent les bienfaits du vieillissement des grands bordeaux: la façon dont ces rouges tanniques évoluent permet aux différents crus de se distinguer en fonction des terroirs » , poursuit Jean-Robert Pitte.
Sans l’invention de la bouteille, pas de grands vins millésimés, pas de vieillissement possible, pas de distinction qualitative entre les crus et les régions viticoles. Mais avec la bouteille, tout s’enchaîne : les Britanniques sont les premiers à embouteiller leur importation de vin ; les négociants des grandes régions viticoles prennent ensuite la relève. En maîtrisant le processus d’embouteillage, ils contrôlent l’étiquetage et la diffusion de leurs marques à travers le monde. Enfin, vers le milieu du XXe siècle, la mise en bouteille au château se généralise.
Depuis, la notion de millésime est entrée dans le langage courant des vignerons, comme des oenophiles. Mais surtout, le millésime est devenu l’un des facteurs déterminant de la spéculation des flacons les plus rares dans les ventes aux enchères.
«Avec le recul, nous nous rendons compte qu’ il y a eu un passage à vide, sans production de vins millésimés, pendant près de 1400 ans. C’ est d’ ailleurs une notion très peu étudiée, alors qu’ elle mériter ait quel’ on s’y attarde » , conclut Jean-Robert Pitte. L’histoire du non millésimé reste à écrire.
NOUS NOUS RENDONS COMPTE QU’IL Y A EU UN PASSAGE À VIDE DE 1 400 ANS, SANS VINS MILLÉSIMÉS.