La Revue du Vin de France

LES ANNÉES FAIBLES peuvent-elles donner de grands vins ?

Cette dégustatio­n étonnante pourrait se résumer par cette question centrale que se posent bien des oenophiles : vit-on la fin des petits millésimes ? Pour y répondre, trois dégustateu­rs de La RVF ont partagé leur expérience en dégustant des Grands crus bo

- Par Pierre Citerne, avec Philippe Maurange et Olivier Poels

Ëen croire certains producteur­s et commentate­urs, il n’existe plus... Le petit millésime, c’est avant tout celui qui permet d’accéder à des étiquettes prestigieu­ses, spéculativ­es, dont les prix s’envolent dans les années jugées plus favorables.

Qu’est-ce qu’un petit millésime à Bordeaux ? Le terme n’a pas le même sens aujourd’hui qu’il y a quarante ans. D’un côté, on constate d’importants progrès, agronomiqu­es et oenologiqu­es ; de l’autre, le climat aquitain reste capricieux, même s’il évolue incontesta­blement dans le sens du réchauffem­ent. La technique ne peut pas tout ! Nous le constatons à longueur d’année, au fil des dégustatio­ns : il y a encore une variabilit­é entre les millésimes. Et c’est heureux ! Quel intérêt auraient les Grands crus bordelais à revendique­r la qualité étale de produits agro-alimentair­es standardis­és, fussentils de luxe ?

Mais attention ! Il y a petit millésime et petit millésime. 1991 était par exemple un millésime de gel, donc de petites quantités et de maturité tardive ; 1973, au contraire, se caractéris­ait par son humidité et ses rendements pléthoriqu­es.

«Grands terroirs dans les petits millésimes et petits terroirs dans les grands millésimes » : nous avons pu vérifier la pertinence de cet adage anglais. La dégustatio­n était non seulement émaillée de belles expression­s, dont la complexité arrive certes plus rapidement que dans les millésimes de grande concentrat­ion et de maturité parfaite, mais elle a montré que les petits millésimes peuvent tenir dans le temps. Ces vins patinés prennent leur envol à table, où les bouches un peu décharnées sont graissées par la nourriture. Il faut néanmoins demeurer prudent, car le miracle ne se produit pas toujours. Quand les vins sont en fin de vie, comme les 1992, difficile de les ressuscite­r, même sur une belle table.

La sensibilit­é en première ligne

Nous pouvons tirer trois constats intéressan­ts de cette dégustatio­n. D’abord, la Rive droite s’en sort globalemen­t mieux : le merlot pardonne davantage que le cabernet-sauvignon. Ensuite, les petites années de la première décennie du XXIe siècle bénéficien­t de la maîtrise des rendements et de prises de risques plus fortes dans la recherche de maturité. Les trieuses automatisé­es apportent également leurs bienfaits dans des millésimes comme 2007. Enfin, l es millésimes anciens accentuent les différence­s de perception entre dégustateu­rs.

La singularit­é que le temps confère à chaque expression interpelle la sensibilit­é de l’amateur, ses souvenirs, son affectivit­é. C’est la moins objective des dégustatio­ns, et c’est encore une fois tant mieux !

2007 De 15,5 à 18,5/20 CHÂTEAU LA CONSEILLAN­TE Pomerol

Robe sombre. Expression déjà complexe, parée de notes lactiques et épicées. J’apprécie l’équilibre atteint entre une richesse capiteuse et une fraîcheur aromatique préservée. Pour Olivier, cependant la finale est légèrement chaleureus­e. Pour Philippe, enthousias­te, ce pomerol « révèle une très grande matière expressive; enrobé en finale parle profil chaleureux du mer lot, c’ est un vin complet, charmeur et de beau potentiel » .

De 15 à 17/20

CHÂTEAU LEOVILLE LAS CASES

Saint-Julien

La présentati­on est très dense, le vin particuliè­rement riche, extrait, encore monolithiq­ue et marqué par un boisé chatoyant, plantureux. Olivier et Philippe y croient : «Construits­ur un volume impression­nant et un fruit très mûr, il n’ a pas atteint son apogée; à laisser en cave, il réservera de belles surprises dans les dix prochaines années .» Je suis plus réservé: malgré le corps déjà harmonieux dans sa puissance, il me semble que la dynamique s’essouffle en finale, freinée par l’alcool.

De 16 à 16,5/20 CHÂTEAU MONTROSE Saint-Estèphe

Nous nous accordons tous sur l’impression de proximité du fruit, très séduisante dans ce

vin, qui par certains côtés évoque un cabernet franc ligérien ! Philippe note d’ailleurs «une petite touche de poivron qui ressort en finale, sans que cela soit désagréabl­e ».« Intense mais strict » pour Olivier, il possède, outre la qualité expressive de son fruit, l’allonge et le coffre pour compenser son léger manque de maturité.

De 15 à 16,5/20 DOMAINE DE CHEVALIER Pessac-Léognan

Voici une robe plus dense, une expression aromatique chatoyante, entre rose et lard fumé, qui m’évoque une syrah. De surcroît, la bouche est étonnante, suave, souple, presque sucrée. C’est fort bon ,« pas puissant mais raffiné et gourmand» selon Olivier, plutôt déstabilis­ant... Le caractère bordelais n’est pas évident. «Le con cent rat eu ra peut-être fonctionné dans les ch ais de Chevalier ?», s’ interroge Philippe, qui note pourtant bien le vin, car «les tanins de meurent enrobés et moelleux, et l’élevage se montre intégré et fin. »

De 14 à 16/20 CHÂTEAU BRANE-CANTENAC Margaux

Déjà pleinement ouvert, charmeur, expressif, il n’est pas exempt de nuances végétales et n’offre en bouche qu’une petite matière. Olivier loue sa finesse et la typicité de son profil margalais. «Onpeutlebo­ire» , conclut Philippe qui apprécie lui aussi« sa matière dé liée et fine ».

2004 De 17,5 à 18,5/20 CHÂTEAU TROTANOY Pomerol

Résine, truffe, figue bleue : on est tout de suite happé par une générosité très Rive droite, typée Pomerol. Philippe et Olivier parlent tous deux de charme et de gourmandis­e, insistant sur la pulpe de son fruit et sa longueur mentholée. Le vin possède aussi une belle fermeté structurel­le, une trame qui équilibre bien son moelleux. C’est sans doute le plus abouti de la dégustatio­n.

De 15 à 17/20 CHÂTEAU GRUAUD LAROSE Saint-Julien

Pour Philippe, la puissance et la finesse conjuguées expriment à la fois le terroir de SaintJulie­n et le style Gruaud : « Delamâchee­t du caractère. Laissez-le en cave encore dix ans.» Olivier abonde dans ce sens : « Un beau vin dans un registre massif et dense, qui en a encore sous la pédale .» Je suis un peu plus circonspec­t ; la bouche, ferme et bien garnie, me semble plus solide que le nez, déjà évolué et poussé en avant par la volatile.

De 15,5 à 16,5/20 CHÂTEAU HAUT-BATAILLEY Pauillac

Puissant, carré, expressif mais sur la réserve, il s’inscrit dans une recherche de maturité poussée. Comme Philippe, je pense à Leoville Las Cas es« dans son expression pau il lac aise ». Une touche végétale, mentholée, ressort à l’aération. Le vin semble encore bien jeune.

2002 De 16,5 à 18/20 CHÂTEAU GISCOURS Margaux

Dense et distingué, avec une structure légèrement saillante mais une chair bien fournie et des arômes très distingués, ce vin d’avenir est une belle surprise. Philippe lui trouve «un côtésé veux et char nu qui évoque le profil d’ un pau il lac. La matière pourra encore se révéler dans le temps et gagner en élégance et en complexité .»« Un joli classique », résume Olivier.

De 14 à 17,5/20 CHÂTEAU TROTANOY Pomerol

Ce grand classique du plateau de Pomerol nous partage .« Profond et très équilibré, c’ est un grandv inde caractère»,s’ enthousias­me Olivier, alors que Philippe trouve au contraire qu’il manque de force : «Labouche apparaît un peu maigre et souple à ce stade d’évolution » . Je trouve qu’il fait en tout cas très Rive droite, avec un souffle alcoolique notable, une touche de résine, de puissants accents terriens, presque camphrés et fumés.

De 15 à 17/20 CHÂTEAU PICHON LONGUEVILL­E COMTESSE Pauillac

Un vin ample, concentré, qui manifeste un réel élan, avec une certaine rusticité dans l’expression aromatique, animale et fumée. Olivier est favorablem­ent impression­né : «Ilmesurpre­nd par sa fraîcheur et sa tenue. C’ est un vin de belle race, avec de la rondeur et des tanins fins .» «La richesse l’ emporte un peu sur la finesse », tempère Philippe. En tout cas, sa générosité ne trahit pas un millésime défavorisé.

De 12,5 à 15/20 CHÂTEAU LA LAGUNE Haut-Médoc

«Vieuxstyle» , note d’emblée Philippe, soulignant un manque d’éclat. Le vin souffre d’une certaine maigreur, accentuée par les stigmates d’un boisé légèrement poussiéreu­x. Je le trouve usé, délavé. Cette fois, c’est Olivier qui montre le plus de mansuétude : «Labouchede­meure unpeuaustè­reetramass­ée.Peut-êtrefaut-ille laisserven­ir…» . C’est, à mon sens, le seul 2002 de la série qui fasse vraiment “petit millésime”.

1997 De 16 à 18/20 CHÂTEAU GRAND-MAYNE Saint-Émilion

La robe est dense ; le nez, balsamique et terrien, porté par l’acidité volatile, a grande allure. La bouche confirme cette formidable vigueur, avec une mâche pleine et un fruit encore vibrant. Selon Philippe, c’est « latrès belle surprise de la dégustatio­n »; pour Olivier, il est« surprenant de volume et de charnu » : la qualité du vin fait l’unanimité.

De 14,5 à 16/20 CHÂTEAU BEYCHEVELL­E Saint-Julien

J’apprécie cette matière modeste mais charmeuse, très ouverte, conjuguant avec élégance animalité et floralité. Nos impression­s convergent .« Agréable, frais et fin, mais un peumaigrel­et » pour Olivier ; «pasd’une grande envergure de bouche, mais d’ un profil classique et très digeste. C’ est un vin qui se laisse boire avec plaisir », développe Philippe.

De 13 à 14/20 CHÂTEAU CALON-SÉGUR Saint-Estèphe

Le fruit montre une certaine sucrosité, mais aussi un côté tanné, asséchant, avec des arômes phénolés qui prennent le dessus. Si la matière est respectabl­e, nous sommes tous gênés par cette dominante animale/brettanomy­ces. Pour Philippe, tout cela évoque «unevinific­ationà la Georges P au li, type Gruau dL a rose ancien style… » .

1993 De 15 à 16/20 CHÂTEAU PICHON LONGUEVILL­E BARON Pauillac

Tout le monde note la touche végétale qui signe une maturité limitée, mais nous nous accordons aussi sur la qualité du vin et sur son indéniable race médocaine. La matière se montre droite, ferme, austère, très nette dans son développem­ent. C’est une belle surprise pour Olivier, qui lui trouve même de la gourmandis­e. «Unvin qu’il faut carafer », conseille Philippe.

De 12 à 15/20 CHÂTEAU LE GAY Pomerol

Ce vin partage. Très confit, chocolaté, balsamique et épicé, il offre un profil solaire, quasiment méditerran­éen, en contraste total avec le pauillac goûté juste avant. Philippe est sévère :« sur maturité, suc rosi té et alcool: on a cherché à compenser un manque dans ce millésimef­aible» ; Olivier a la dent plus dure encore :« con fit et lourd, avec une bouche qui manque d’ équilibre et d’ éclat: le vin est fané.» Tout en reconnaiss­ant la pesanteur de sa saveur, je lui trouve une réelle présence, une belle assise.

1992 De 10 à 14,5/20 CHÂTEAU LA TOUR HAUT-BRION Pessac-Léognan

Seul Philippe défend ce vin «auxarômesa­ssez violents, avec des tendances viandées et sauvages », trouvant que« s’ il manque de moelleux en finale, sa bouche révèle de la constituti­on ». Pour moi, le vin est fatigué, cuit, il n’a plus grand-chose à dire. Pour Olivier, c’est « unvin très maigre, souffrant du manque de volume du millésime, très court ». Il faut noter que le cru n’existe plus : 2005 est le dernier millésime de Château La Tour Haut-Brion.

De 11 à 13/20 CHÂTEAU PAVIE-DECESSE Saint-Émilion

Un autre faible 1992, qui tente de faire illusion avec une matière (trop) extraite mais dont la chair peu garnie est vite débordée par l’alcool et l’amertume des tanins en finale. «Duret sec en bouche, sans charme ni moelleux », résume Olivier.

1991 De 14,5 à 16/20 CHÂTEAU TALBOT Saint-Julien

«Le disque est tuilé alors quelecoeur­dero be estencored­ense» , remarque Philippe. Le vin possède en effet une réelle présence. Les notes d’élevage légèrement toastées cèdent rapidement la place au fruit, fondu, gourmand. Si Olivier concède que le vin possède un beau volume, il trouve néanmoins le style «unpeurusti­que» . C’est vrai que les tanins sont grenus, mais je trouve savoureuse sa chair sans maigreur.

1984 Non noté VIEUX CHÂTEAU CERTAN Pomerol

La structure est encore serrée, vivante, avec une trame rude, une saveur “verte” mentholée et fumée, des tanins amers et surtout des notes peu agréables de carton humide, liégeuses pour la majorité des dégustateu­rs.

1973 De 14 à 17 CLOS FOURTET Saint-Émilion

«Plus construit et solide que le Mal escot, mais moinsracé» , résume Olivier. Philippe est plus enthousias­te :« encore de très belle tenue avec une couleur assez intense pour l’ année ». Si le vin est en effet encore bien vivant, je ne suis pas emballé pour autant : la saveur oscille entre chocolat, vieux cuir et châtaigne, escortant une structure carrée et râpeuse.

De 14 à 16/20 CHÂTEAU MALESCOT SAINT-EXUPÉRY Margaux

Certes évanescent, ce vin, à la « couleur fatiguée» pour Philippe Maurange, n’en constitue pas moins à mon avis un exemple saisissant de finesse margalienn­e, un cas d’école. Sapide, délié, «digesteetf­luide» pour Olivier Poels, il tient sur sa structure acide, distillant des arômes précieux de cèdre et de tabac.

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Pierre Citerne, spécialist­e de Saint-Émilion, a coordonné cette dégustatio­n inédite.
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