La controverse
« POUR LA PREMIÈRE FOIS DEPUIS PASTEUR, UN VIN OXYDÉ NE DOIT PLUS ÊTRE REJETÉ. »
Le monde du vin est aujourd’hui traversé par une querelle vive et fondamentale qui n’épargne pas la rédaction de La RVF. Comme l’évoque Pierre Citerne dans sa tribune ce mois-ci, au-delà des débats sur le bio, une fracture sérieuse oppose désormais les “nature” et les “anti-nature”, comme ils s’appellent parfois eux-mêmes.
La querelle montant depuis des années, on connaît les principaux arguments échangés : les produits de synthèse et le soufre (un produit d’origine naturelle) utilisés depuis plus de 80 ans pour lutter contre les maladies de la vigne et favoriser la conservation des vins sont nocifs, une forme de poison pour les parasites mais aussi pour l’homme.
Les partisans des vins “nature” préconisent de les supprimer totalement, même si dans la bouteille les résidus de ces produits sont infimes. La nature étant capricieuse et les bactéries nuisibles vivaces, cela ne marche pas à tous les coups. Même avec la meilleure bonne volonté du monde, les vins issus de raisins dégradés par des maladies puis non protégés lors de la vinification affichent régulièrement des défauts et des goûts déviants (lire page 174).
Longtemps, ces défauts furent jugés rédhibitoires par la critique et les connaisseurs. Mais dans le vin aussi, certains veulent tourner le dos “aux forces du monde ancien”. Pour les partisans des vins “nature”, la qualité n’est plus seulement une affaire de bon goût. Selon eux, pour la première fois depuis Pasteur, un vin oxydé ou un vin qui sent le cheval ne doit plus être systématiquement rejeté s’il est issu de la viticulture naturelle. « Chaque vin est respectable en luimême, a sa personnalité : il faut écouter ce qu’il a à dire » , entend-on dans certains bistrots avant-gardistes parisiens.
Dans ce débat passionnant, quelle est la position de La RVF ? Il est évident pour nous qu’une approche plus naturelle, moins chargée en produits de synthèse, est l’avenir des grands vins. Personne au sein de la rédaction, comme d’ailleurs en France, ne parlait de vin “nature” ou sans soufre dans les années 80. En 2018, notre Guide vert répertorie plus de 400 domaines dûment estampillés bio ou biodynamiques : c’est le sens de l’histoire.
Mais nous nous gardons d’un angélisme qui glorifierait tout vin bio ou “nature” en rejetant les autres. C’est une exigence quotidienne, une discipline puisque la ligne de fracture traverse aussi le journal. Le comité de dégustation est un peu comme une assemblée parlementaire, avec d’un côté les tenants de la ligne orthodoxe longtemps défendue par Michel Dovaz et, jusqu’en 2004, par Michel Bettane, aujourd’hui incarnée par l’oenologue Pierre Casamayor et le sommelier-restaurateur Pierre Vila Palleja. À l’opposé de la table de dégustation, JeanEmmanuel Simond, Pierre Citerne et Alexis Goujard défendent une ligne bio bienveillante avec le mouvement “nature”. Et comme au Palais Bourbon, la majorité s’exerce au centre : Olivier Poussier, Olivier Poels, Roberto Petronio et Caroline Furstoss (liste non exhaustive).
Cette juste balance est fondamentale. Demain vont émerger des cuvées industrielles “sans sulfites ajoutés”. Des levures exogènes de laboratoires sont déjà utilisées car elles sont capables de remplacer le soufre lors des vinifications. On appelle cela la bioprotection.
Avec ces nouvelles méthodes autorisées par le cahier des charges européen, les raisins fermentent uniquement avec une levure étrangère fabriquée : le vin est “sans soufre” mais perd l’expression de la terre qui l’a vu naître. Par ailleurs, les bios les plus sincères ne sont pas toujours les plus vertueux : dans la vigne, l’usage autorisé du cuivre en secteur bio pour remplacer les traitements classiques (jusqu’à 6 kg de cuivre métal par hectare et par an) tue toute vie microbienne dans les sols. Comme l’a dénoncé dans ces colonnes le vigneron Jean-Marie Guffens, les terres de nos vignerons bio meurent empoisonnées par le cuivre.
On le voit, le débat est très disputé. Peut-on résumer la philosophie de La RVF ? D’abord, continuer à privilégier la connaissance plutôt que la croyance. Établir sans relâche une hiérarchie argumentée entre les vins : tous ne se valent pas. Continuer à faire vivre ce débat structurant, nourri par nos dégustations et les échanges avec nos lecteurs et les vignerons.