Branaire-Ducru et le coup du gigot amnésique
Où il est question de ces auteurs qui ne se souviennent pas de leurs propres livres. Et de ces vignerons qui ne reconnaissent pas leur vin à l’aveugle.
Je voudrais vous parler de deux nouvelles de Roald Dahl. La première s’intitule Le connaisseur. Lors d’un dîner en ville, deux hommes réalisent un pari absurde : l’hôte donnera sa fille en mariage si son ami découvre le vin servi à l’aveugle. Dans le cas contraire, ce dernier s’engage à lui céder ses deux maisons. On sert le vin en carafe. L’invité identifie l’appellation, le nom du château et le millésime : saint-julien, château Branaire-Ducru, 1934. Mais il s’agit en fait d’un charlatan : le “spécialiste” avait préalablement jeté un coup d’oeil à l’étiquette… et oublié ses lunettes à côté de la bouteille.
En ouverture de la deuxième nouvelle, Le coup de gigot, le mari policier veut quitter sa femme. Celle-ci lui donne un coup de gigot congelé sur la tête et lui fracasse le crâne. Ni une ni deux, elle lance la cuisson, va chez l’épicier pour se forger un alibi et “découvre” son époux assassiné au retour. Des collègues de son mari pensent à un maraudeur qui « sans les lire » se serait introduit dans la maison. Alors que l’odeur du gigot point, l’épouse éplorée réussit à convaincre les pandores de partager le repas, sinon il faudrait le jeter. Elle fait ainsi disparaître l’arme du crime.
Steven Spurrier, l’organisateur du Jugement de Paris, m’a un jour raconté que des amis de Roald Dahl lui avaient préparé un dîner avec certains des ingrédients qui parsèment ses nouvelles, le Château Branaire-Ducru et le gigot d’agneau. Pendant le repas, ils se sont échinés à faire réagir le romancier. Pas un mot. Rien. Roald Dahl ne se souvenait absolument pas de ces détails : « J’écris mes romans, mais ne les lis point ».
On pense à Montaigne qui ne se rappelait pas ses écrits. Je me souviens aussi de producteurs à la peine au moment de retrouver leur flacon dans une série à l’aveugle. On leur pardonne !