Yves Vatelot : l’homme qui voulait bousculer les crus classés de Bordeaux
Dans l’Entre-deux-Mers, Yves Vatelot rêvait de hisser son château de Reignac, simple bordeaux supérieur, au niveau des plus prestigieux crus, quitte à bouleverser le classement de 1855. Et se brûler les ailes.
« La chance d’avoir du talent ne suffit pas. Il faut encore le talent d’avoir de la chance ». Depuis qu’il est en âge de rêver, Yves Vatelot, propriétaire du château de Reignac, à Saint-Loubès, court après cette maxime attribuée à Hector Berlioz. Avec beaucoup d’envie, une foi farouche dans le travail et, parfois, une bonne fortune. Car derrière le sourire à pattes d’oie de ce sexagénaire alerte se cache la rage d’un businessman redoutable.
L’homme a tout fait dans sa vie. Il a implanté des barrages hydroélectriques en Savoie, plus tard revendus à des cantons suisses. Ou encore participé au rachat la chaîne Buffalo Grill. Mais son coup de maître remonte aux années 80, lorsqu’il invente une nouvelle génération d’épilateurs, qu’il baptise Silk-épil.
D’unseulcoupd’unseul,ilrenvoielacire au rayon des souvenirs moyenâgeux, assurant libérer les femmes des douloureuses séances de « tour du maillot » . En as du commerce, il revend très vite sa trouvaille à Braun pour des millions d’euros. Sa fortune est faite.
UNTERROIRPOURUNECONQUÊTE
Notre homme décide alors de réaliser son rêve de jeunesse, acquérir une propriété viticole. Mais pas n’importe où : dans le vignoble le plus célèbre du monde. « Je suis allé voir le prince des notaires de Bordeaux, se souvient-il, maître Giraud. Puis j’ai consulté le roi des oenologues, Michel Rolland. » Ensemble, ils passent au crible les deux rives du Bordelais. Graves, Médoc, Margaux… Les offres sont légion, mais les crus les plus prestigieux hors de portée de la bourse du pionnier de l’épilation électrique.
Ce sera donc le château de Reignac, à Saint-Loubès, acquis en 1989. Nous sommes à 12 km au nord-est de Bordeaux. Peu connue pour son vin, la propriété s’étend sur 134 hectares, dominée par une belle bâtisse du XVIIe siècle élevée sur une ancienne forteresse, à restaurer. « L’endroit était enchanteur et le château magnifique, se rappelle-t-il ému. Et Michel m’a assuré que ce terroir-là n’était pas comme les autres. »
Le lieu ne manque pas de charme il est vrai. Au confluent de l’Entre-deuxMers, il réunit les qualités des sols des rives droite et gauche, un peu d’argilo-calcaires de Saint-Émilion, une touche de graves du Médoc. Yves est emballé, les débuts sont idylliques. « Le
potentiel était là, on a même retrouvé des étiquettes datant de 1926 et 1952 siglées “Cru exceptionnel” » , s’enflamme-t-il. Il s’installe sur place avec femme et enfants, réforme l’organisation du travail. Arrache et replante 30 hectares. Rénove les chais trop anciens en inventant un procédé de fermentation en barriques qu’il fait breveter. « On a trouvé le moyen de fondre les tanins du bois et les tanins du vin d’une manière plus souple et plus précoce » , raconte-t-il. Enfin, il fait creuser un lac enamontpourprotégerlesvignesdugel de printemps puis engage le domaine dans une démarche environnementale d’agriculture raisonnée, sans toutefois aller jusqu’à la certification bio.
Reignac devient le “vin pirate” des dégustations du Grand Jury Européen face à Pétrus et Lafite
ILOBTIENTUN90/100PARPARKER
Les résultats de cette reprise en main sont très attendus. En 1996, Yves Vatelot décroche un 90/100 par le célèbre guide Parker. « En maintenant de faibles rendements dignes de crus classés, 35 hectolitres par hectare et avec l’utilisation de barriques de chêne français de haute qualité, M. Vatelot réussit à produire un vin surclassant de loin son appellation » , salue l’oracle de Monkton. Il est rare qu’un bordeaux supérieur soit ainsi distingué. Il entrera plus tard dans le Guide des meilleurs vins de France de La RVF (sans étoile dans l’édition 2020). Mais cela ne suffit pas à Vatelot qui veut hisser son vin dans le légendaire classement des crus de 1855. L’Olympe des bordeaux. Un classement qui, hélas pour lui, est intangible.
Proche du Grand Jury Européen, il prend l’initiative de présenter Reignac comme “vin pirate” au milieu des plus grands crus classés. En 2009, à l’issue d’une dégustation à l’aveugle, son vin sort devant Pétrus et Lafite Rothschild. Mais à l’extérieur, l’élite des dégustateurs mondiaux reste dubitative. Vatelot, il est vrai, fait partie des (nombreux) propriétaires qui aident financièrement le Grand Jury Européen… Et ce résultat n’ébranlera jamais la très noble famille des crus classés en 1855, inflexible et impénétrable.
L’IREDESCRUSCLASSÉS
En 2014, agacé, notre homme pousse plus loin le bouchon et s’offre des encarts publicitaires dans Le Figaro indiquant : “Reignac, 1er grand cru classé”. Cette mention est suivie d’un astérisque renvoyant à un démenti énigmatique : « Si c’était vrai peu se l’offriraient » . Cette fois, c’en est trop : l’Union des Grands crus classés de Graves, le Conseil des vins de Saint-Émilion et le Conseil des Grands crus classés de 1855 portent plainte et se constituent partie civile. Condamné en 2017, Vatelot écope d’une amende salée pour lui et sa société, assortie de dommages et intérêts pour chacune des parties civiles. C’en est fini des rêves de classement du maître de Reignac.
LEPMUENAFRIQUE
Et aujourd’hui ? Yves Vatelot assure toujours vendre 360 000 bouteilles par an. En France d’abord, via la grande distribution grâce à un partenariat avec les centres E.Leclerc, et aussi à l’étranger. Plusdevingtpersonnescontinuentàtravailler à temps plein sur la propriété. Et si le château a décroché plusieurs labels de l’oenotourisme grâce, entre autres, à une tour de dégustation à l’aveugle unique au monde, Yves Vatelot sillonne plus épisodiquement les croupes argilo-calcaires de son terroir. Le millionnaire a en effet décroché l’exclusivité du développementduPMUenAfriquepour desmontantsdeparisapprochantlesdix milliards d’euros… On est certes un peu loin de Saint-Loubès, mais là encore la vendange est belle.