DOMAINE DU JAUGARET 1996 Gagné par la mélancolie du gardien de phare
Les chais en terre battue, où l’on sent le vin organiquement lié à la terre, il n’y en a plus beaucoup à Bordeaux. Me vient forcément à l’esprit celui du château Tertre Roteboeuf, à Saint-Émilion, dont la visite à chaque fois m’enchante, bol d’air (im)pur après tant de lieux de vinification et d’élevage architecturés, ripolinés, cliniques.
Un chai en terre battue, j’en ai connu un autre à Saint-Julien, prestigieuse commune médocaine devenue fief monopolistique des grands crus classés. Enquêtant pour La RVF en 2013 sur les “insoumis” de Bordeaux, j’étais allé à la rencontre de Jean-François Fillastre, septuagénaire cultivant à peine plus d’un hectare de vigne, au coeur du village. Arrivé sous la bruine et dubitatif, je fus peu à peu pris par le personnage, qui m’évoquait un gardien de phare paysan au milieu des déferlantes capitalistes, par le lieu faiblement éclairé, ses émanations, par les vins sincères et artisanaux que je goûtais à la barrique (des cuvées régulièrement rejetées à l’agrément). J’oubliais le poids du puissant voisinage et me laissais gagner par un sentiment d’éternité vigneronne.
Puis nous sommes allés déjeuner au Lion d’Or, à Arcins. Monsieur Fillastre avait sous le bras un 1996, ouvert sitôt que nous fûmes attablés. Un vin à l’abord réservé, sobre, solidecommesongéniteur,maisd’unegrande richesse de sève, s’épanouissant au fil du repas jusqu’à paraître velours absolu au dernier verre. La compagnie pure et mélancolique de ce moine vigneron, cette auberge délicieusement surannée, les landes de bruyères traversées me rappelèrent que si, à Saint-Émilion, nous sommes déjà en pays romain, roman, presqueméditerranéen,leMédocestunfinistère,uneÉcossedesvignespleinesdelégendes et de romantiques tragédies. P. Ci