« Le vin est l’exemple d’un processus microbien »
Pour ce biologiste spécialisé en botanique et mycologie, qui aime autant étudier les levures du vin que boire un verre d’impassitu, le vigneron est un véritable objet de fascination.
Vos deux derniers livres consacrent chacun un chapitre complet au vin. Une façon pour vous d’allier travail et plaisir ?
Ce qui est génial avec le vin, c’est qu’il est à la croisée de contraintes biologiques, liées à la vie des microbes, de contraintes environnementales, liées au climat et à la géologie, et de contraintes culturelles, liées aux choix du vigneron. À travers le vin, le microbiologiste voit dialoguer la biosphère et lessphèreshumaine,physico-chimiqueetenvironnementale.
À vous lire, les vignerons vous émerveillent…
Pour le microbiologiste, le vigneron est un sujet absolument fascinant. C’est un funambule qui doit constamment éviter des écueils et conduire un écosystème microbien que même un microbiologiste ne saurait pas prédire aussi finement.
Vous dites être tombé dans le vin “sensoriellement”. Que s’est-il passé ?
Un jour, alors que nous devions suivre des cours d’agronomie à Dijon avec des amis de l’École des eaux et forêts, nous nous sommes sauvés à Morey-Saint-Denis. Au hasard, nous avons sonné chez Jean Raphet, qui nous a emmenés dans sa cave faire une verticale. Moi qui ne connaissais pas le bourgogne, je planais, les arômes étaient d’une complexité incroyable, les vieux vins remarquables. Nous sommes repartis avec plein de bouteilles et je suis souvent revenu chez lui. Cette découverte résonnaitcomplètementavecmonexpériencedemycologue.
De quelle manière ?
Être mycologue m’a rendu très attentif aux arômes et aux goûts. J’ai commencé à identifier des champignons vers l’âge de 10 ans. Les mycologues sentent, puis goûtent tous les champignons, même les plus toxiques, et ils les recrachent, c’est une vraie dégustation qui apporte des caractéristiques complémentaires. J’ai donc été formé très jeune à cette approche sensorielle des objets.
Parler des sensations du vin, c’est parler des tanins. Vous écrivez de ces derniers qu’ils forment un «spectacletotaldu vin» , car ils influencent la couleur, le toucher lingual et buccal, les goûts et les odeurs.
Tous les aspects sensoriels sont liés aux tanins. La couleur vient des tanins. Ils sont facteurs d’amertume et d’astringence, qui donnent le contact du vin en bouche. L’astringence est générée par l’interaction des tanins avec les protéines lubrifiantes présentes dans la salive. Certains tanins sont volatils et sont des acteurs importants de l’arôme, notamment lorsqu’ils sont oxydés. Ce sont eux qui font la longueur en bouche, en se décrochant progressivement des protéines de nos muqueuses. Tout le spectacle du vin, beau, complexe et délicat, ce sont les tanins.
Contrairement à une idée reçue, le vin blanc comprend aussi des tanins.
Il y en a cinq à dix fois moins que dans le rouge. Le vin blanc récupère uniquement ceux présents en petite quantité dans la pulpe, au moment du pressage qui a lieu dès le départ. Sans macération, l’essentiel des tanins, qui se trouvent dans la peau et les pépins, est perdu.
Sur la vigne, comment se développent les tanins ?
Comme pour toutes les plantes, les tanins sont une réponse au stress. Ce sont des anti-oxydants et des anti-radicaux libres. Or, la vigne est polystressée. À l’état sauvage, elle vit les pieds dans l’eau et se protège du soleil dans les arbres. Domestiquée, elle est plantée au sec, en plein soleil, et taillée. JepensetoujoursàlacuvéeTheDeadArmdudomaineaustra
Marc-André Selosse. Né le 29 mars 1968, ce mycologue et écologue des microbes est diplômé de l’École normale supérieure et enseigne notamment au Muséum national d’histoire naturelle à Paris. Ses deux derniers livres et les couleurs du monde, une histoire naturelle des tannins, de l’écologie à la santé (Actes Sud, 2019) et microbes qui construisent les plantes, les animaux et les civilisations (Actes Sud, 2017), placent chacun le vin sous son microscope. Amoureux d’histoire architecturale européenne, il est lui-même un bâtisseur exalté de… châteaux de sable.
« un funambule qui doit conduire un microsystème microbien que même un microbiologiste ne saurait pas prédire aussi finement »
lien D’Arenberg, issue d’une syrah atteinte de formes légères d’eutypiose (une maladie cryptogamique de la vigne, ndlr). Certains bras (ou branches) meurent, mais d’autres produisent du raisin qui donne un vin au profil aromatique très intéressant. Quand il n’est pas létal, le stress fait la charge tannique.
Les microbes participent-ils, comme le font les tanins, au goût du vin ?
Oui, à la fois par les métabolites secondaires qu’ils sécrètent pour leurs besoins et par leurs déchets. Après tout, l’acide lactique que produisent les bactéries malolactiques ou l’alcool sont des déchets microbiens qui vont structurer le vin. Et puis il y a les cadavres, que l’on retrouve dans la lie. En gros, la lie est composée des capsules polysaccharidiques et protéiques qui entourentlescellulesdeslevuresettombentaufonddelacuve à la mort de celles-ci. Elle apporte des arômes et des mannoprotéines qui vont épaissir le vin et lui donner de l’onctuosité. Enfin, la lie protège le vin de l’oxydation.
Prenons un cas où les microbes jouent un rôle particulièrement visible : le vin de voile. Pouvez-vous nous expliquer ce phénomène ?
Rappelons qu’il s’agit d’une technique réalisée dans un fût
« Je suis attiré par le bizarre, il met en contraste les choses que l’on aime et on finit par l’aimer pour ce qu’il est » non ouillé, dans lequel se développe rapidement un voile microbien, qui limite l’entrée de l’oxygène dans le vin. Les vins deviennent plus bruns et moins astringents. Quand les tanins s’oxydent, ils perdent peu à peu la capacité d’être astringents, tout en gagnant une volatilité plus grande. La maturation du vin, c’est en partie la conversion de l’astringence en arômes. Les vins de voile nous montrent ce que l’oxydation peut donner au vin : des arômes.
« Le cuivre impacte moins le goût du vin que l’environnement et la vigne »
Peut-on dire que le vin est construit avec des microbes ?
Oui, le vin est vraiment l’exemple d’un processus microbien. Les microbes influent sur le raisin avant la vinification. Je pense par exemple à la pourriture noble, qui va oxyder les tanins. En début de vinification interviennent les fameux brettanomyces qui, en petite quantité, peuvent donner de la personnalité au vin. Ensuite, les bactéries acétiques ont une petite fenêtre de tir, puis les levures vont prendre la main en faisant de l’alcool, qui est leur antibiotique, leur façon de se débarrasser des concurrents. On peut aller jusqu’à la fermentation malolactique, où des bactéries affinent la complexité des arômes tout en réduisant l’acidité.
Vinifier, c’est donc en quelque sorte élever des microbes ?
Clairement. Ce qui est intéressant pour un microbiologiste, c’est de voir qu’avec des gestes empiriques, le viticulteur pilote un écosystème microbien. Il dispose de leviers pour freiner leur développement (refroidissement, sulfites, tanins, filtration, oxygène…) et de leviers pour favoriser leur développement (réchauffement, apport d’azote ou de phosphate…).
Vous allez jusqu’à dire que les vignerons vivent dans un «mutualismequasisymbiotique» avec les microbes. Ils vont être heureux de l’apprendre !
La symbiose est une interaction, le fait que des organismes d’espèces différentes vivent ensemble et à bénéfice réciproque. Le vigneron nourrit des microbes dont il vend le produit de l’activité. Le bénéfice réciproque est bien net.
La maîtrise par le vigneron du développement microbien est une étape capitale dans l’histoire du vin…
Il ne faut pas oublier que nous ne connaissons la fermentation malolactique que depuis les années 50. Auparavant, le froid de l’hiver a souvent empêché son déclenchement, puis cela reprenait au printemps, en faisant exploser des tonneaux et sauter des bouchons. Il y avait là un vrai problème technique de grande ampleur. Aujourd’hui, on sait bien mieux piloter la chose, favoriser certains microbes. C’est une question d’ensemencement par les bactéries lactiques.
Ce contrôle de l’écosystème microbien a-t-il un revers ?
Il réduit la variance, on passe par les mêmes circuits, avec les mêmes microbes. Cela évite les déceptions, mais réduit aussi lesbonnessurprisesetl’espoirdediversité.Ducoup,lesdégustateurs et les consommateurs ont tendance à attendre de plus
en plus un produit normé, parce qu’ils n’ont plus l’habitude de la diversité. Je vois par exemple comment certains de mes collègues font la moue devant un vin orange. Effectivement, ils ne sont pas dans la norme, mais ils sont passionnants ! Idem avec le retsina grec.
Peut-être faut-il voir dans le vin “nature” cette envie de se frotter à nouveau à la surprise ?
Je le dis tout cash, je ne suis pas un amateur de vin “nature”. Et je m’en veux car c’est avoir l’esprit un peu fermé. Les vins qu’on a bus et célébrés dans la littérature française jusqu’au XVIIe siècle ressemblaient beaucoup plus au vin “nature” qu’à ce que j’aime avoir dans mon verre. Mais je trouve génial que des gens explorent de nouvelles perspectives. On sait que le sulfite n’est pas si bon pour la santé. En revanche, je recherche les vins bio car je n’aime pas l’idée qu’il y ait des résidus de pesticides dans le vin. Ce problème me préoccupe bien plus.
Du vin “nature”, vous n’aimez ni le goût ni le nom…
L’expression vin “nature” me semble mal choisie. D’abord, le vin n’existe pas dans la nature, il est toujours construit par l’homme. Deuxièmement, c’est un produit culturel. Vin “vivant” n’est guère mieux. Je rappelle que les sulfites ne tuent pas tout dans le vin. Le vin est toujours vivant. Mais il l’est un peu plus sans sulfite.
Comment l’activité de l’homme impacte-telle les microbes de la vigne ?
Le vin commence par une interaction entre les racines de la vigne et les champignons du sol.