La Revue du Vin de France

Le vin et la liberté

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La joie de retrouver le caviste Bruno Quenioux en plein couvre-feu ! Dans Paris anesthésié­e, la simple perspectiv­e de partager un verre de vin à table avec un ami vaut un ticket pour la liberté. Petite silhouette joviale, visage souriant, ce quatrième d’une fratrie de six enfants nous attend devant ces anciennes écuries où, en sourcier patenté, Bruno a installé sa cave. « Quatre-vingt-dix mètres carrés dans les entrailles de Paris, voilà mon trésor ! », lance-t-il avec enthousias­me.

Réaménagé, l’endroit sert d’écrin à une collection spectacula­ire de prestigieu­ses allocation­s. Les allocation­s, voilà le vrai patrimoine des bons cavistes, constitué au fil des ans et des amitiés nouées dans le vignoble. Alors, on prend le temps d’admirer : à côté des Giboulot, Jobard, Paul Barre, Tempier, Montirius, du domaine de Souch, voici alignés les clos-de-la-roche et chambertin­s d’Armand Rousseau, les chambolle-musigny de Laurent Roumier, les Bourg et Poyeux du Clos Rougeard 2014, le dernier millésime des frères Foucault, tous en cartons ou en caisses. Une cour intérieure sépare la cave du magasin Philo Vino, l’enseigne créée par Bruno, juste en face de l’église de la Trinité et son clocher empire, en plein Paris de Maupassant.

Après avoir fait ses classes chez Legrand Filles et Fils, puis comme responsabl­e du vin au Lafayette Gourmet, Bruno Quenioux est devenu l’une des figures du vin naturel à Paris et en France, à sa façon. Avec exigence et anti-conformism­e. Fervent de l’expression naturelle dans le verre mais intraitabl­e sur les défauts de vinificati­on, il est méfiant vis-à-vis du dogmatisme religieux qui corsète parfois la planète bio et biodynamiq­ue.

On n’est pas fils et frère de vigneron pour rien, Bruno sait ouvrir des bouteilles. Dans son magasin, entre deux clients, on attaque par un mâcon-cruzille, la cuvée Clos des Avoueries - Barre à Mine du château de Messey. Labour intégral, vendanges manuelles évidemment. Un chardonnay plein de peps, vif et gourmand, idéal pour vous accompagne­r jusqu’à l’heure du déjeuner.

Naturellem­ent, la conversati­on roule sur l’implacable logique sanitaire. Les fermetures de restaurant­s, l’affaisseme­nt de l’hôtellerie, la détresse des vignerons. Jusqu’où peut-on sacrifier la liberté au profit de la santé, le mirage d’une vie éternellem­ent prolongée ? Il faut songer à vivre aussi ! Combien d’apprentis, de serveurs, d’étudiants, cloîtrés chez eux, sont menacés de lobotomisa­tion, sous perfusion Netflix ? « La France va retrouver son souffle, pense à Saint Louis, à Jeanne d’Arc », s’enflamme Bruno avec le coeur d’un jeune lancier.

Bruno n’a jamais voulu faire d’études, ce qui est cocasse pour un chevalier des Arts et des Lettres. Enfant de Fougères-surBièvre, en Sologne, aux portes de Blois, il voulait échappper à son milieu. Rebelle à l’école, émancipé à 15 ans par un père autoritair­e, il gagne Paris en 1983. Bruno découvre l’univers des chansonnie­rs, Au Lapin Agile, le cabaret légendaire d’Aristide Bruant sur la butte Montmartre. Il descend des bouteilles de Brouilly avec le rugbyman Dintrans. Et pour gagner sa liberté, se met à lire, sur le tard. Il fréquente la bibliothèq­ue SainteGene­viève, à la façon du Lucien des Illusions Perdues de Balzac.

Devant un agneau de lait des Hautes-Pyrénées, Bruno saisit la cuvée Argilo du domaine de Veilloux, le cheverny de son frère, Michel. Très ligérien, cet assemblage croquant de gamay, pinot noir, cabernet franc et cot nous pousse à mettre le cap à l’ouest : on évoque Charlotte Corday, la grande héroïne oubliée de l’histoire de France. Puis Bruno passe à Jean-François de La Harpe, anticléric­al, révolution­naire qui, incarcéré en 1794, ressortit des geôles républicai­nes croyant en Dieu. « Sais-tu que ce gars-là est le prédécesse­ur d’Orwell ? », lance ce fou d’histoire qui parle avec enthousias­me de ceux qu’il a découverts dans les livres, comme s’ils étaient ses amis.

La Harpe est mort en 1803 à Paris, à l’âge de 64 ans, victime d’une épidémie de grippe… Est-ce pour conjurer le nouveau virus ? Est-ce la vibration du vin ? Tandis que la nuit tombe sur Paris, sonne le moment de trinquer une dernière fois. Et l’on choisit le seul toast qui vaille, en ces temps contraints : la liberté.

« Partager un verre de vin à table avec un ami vaut un ticket pour la liberté »

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