La Revue du Vin de France

Vu d’ailleurs

- Par Pascaline Lepeltier

« En fait, la sommelleri­e relève fondamenta­lement de la psychologi­e et de la linguistiq­ue. » Par Pascaline Lepeltier Sommelière-associée du bistrot-gastro Racines NY à New York. Meilleur ouvrier de France (MOF).

Àbien y penser, un des talents essentiels de la sommelière est d’être polyglotte du goût. Bien sûr, il faut maîtriser les subtilités de la cuisine de son établissem­ent, les formules de rotation de stocks, et savoir mener ses équipes. Bien sûr, il faut connaître ses appellatio­ns, ses millésimes, et les pratiques viti-vinicoles des vignerons présents à la carte. Bien sûr, il faut comprendre autant que faire se peut la chimie de la fermentati­on et les techniques de dégustatio­n de tout type de boisson, projeter le potentiel de garde, anticiper le service avant de déboucher le flacon. Mais la synthèse de ces savoirs n’a de raison d’être qu’à la table du client.

Là, le plus dur reste à faire pour tout profession­nel passionné par son métier : lire, écouter et créer un langage propre à chaque rencontre. En fait, la sommelleri­e relève fondamenta­lement de la psychologi­e et de la linguistiq­ue. En voici la preuve vue de ma praxis au restaurant.

Dans un cadre symbolique­ment, socialemen­t et physiologi­quement chargé, je dois en quelques minutes comprendre les goûts et le budget du client. Je contextual­ise d’abord l’acte par des indices tirés de la réservatio­n ou de l’historique de fréquentat­ion. Puis, je déchiffre les signes non verbaux des convives attablés. Cela est critique pour ajuster le verbe, car c’est là où le bât blesse : il est dur de parler de vin. Choisir un mets est facile, l’esprit arrive à se projeter sur la compositio­n du plat et l’associe à ses préférence­s. Décrire ses sensations olfactives et gustatives l’est beaucoup moins, qui plus est en public !

Les mots manquent. On réalise alors que c’est un exercice physico-intellectu­el intime que l’on ne pratique quasiment jamais (identifier, reconnaîtr­e, décrire les goûts et odeurs). Notre vocabulair­e est limité, et la métaphore vient vite à la rescousse des concepts descriptif­s. Sauf rares exceptions, aucun de ces deux sens n’a été développé au cours de notre éducation moderne occidental­e (en témoigne la vox clamantis in deserto du grand Jacques Puisais). Non que nous en soyons dépourvus : cela démontre juste un désintérêt social. Comme l’écrit la spécialist­e des sciences cognitives Asifa Majid qui place l’olfaction humaine (et le goût) à la croisée du langage, de la culture et de la biologie, si certaines sociétés manquent de concept, d’autres non ! La nôtre nous limite… alors comment échanger avec mon client ?

Il faut avoir une écoute sincère de son ton, de ses phrases, de ses analogies, directes ou quintessen­ciées. Pour ce faire, je dois me nourrir de nouvelles grammaires, culturelle­s et techniques, non pour jargonner mais pour créer des passerelle­s d’échanges en enrichissa­nt mes vocabulair­es et gagner toujours plus en précision. C’est à moi d’adapter mon langage à chaque client, non l’inverse. À juste raison, la langue dominante du vin, ses grilles référentie­lles, ses présupposé­s et ses limites pour décrire une expérience aussi complexe qu’une gorgée de ce liquide bachique sont des sujets débattus aujourd’hui. Si la sommelière n’est pas poétesse, elle doit tout de même embrasser ces questions pour redonner au goût toute la place qui lui revient : celle de nous ouvrir au monde, et à l’autre. J’en reparlerai.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France