La Revue du Vin de France

Gérard Bertrand

- Propos recueillis par Karine Valentin et Denis Saverot, photos de Leif Carlsson

Le rugbyman devenu vigneron à grande échelle en Languedoc est devenu le champion du monde des vins écologique­s.

Proche de la grande distributi­on depuis ses débuts, le rugbyman devenu vigneron à grande échelle en Languedoc garde en France une image de négociant. Mais avec 880 hectares de vignes en propriété certifiés en bio et travaillés en biodynamie, il est devenu le champion du monde des vins écologique­s. Et cela, personne ne le lui enlèvera. À 22 ans, à la mort de votre père, vous reprenez la propriété familiale dans les Corbières, le château de Villemajou ainsi que le petit négoce familial. Près de trente-cinq ans plus tard, à la tête d’une marque mondialeme­nt connue, vous produisez 35 millions de bouteilles et régnez sur 16 châteaux en Languedoc. Êtes-vous un vigneron ou un entreprene­ur ?

Mon père m’a beaucoup appris, il était mon héros. Un soir, il prend sa voiture, a un accident et se tue. La veille, il m’avait expliqué mon chemin de vie. Il m’avait parlé de rugby et de vin. Il est mort le 28 octobre 1987. Le 2 novembre, j’ai pénétré dans son bureau de courtage et je me suis assis dans son fauteuil, j’avais 22 ans en effet. Un jour, j’ai voulu savoir si c’était là ma voie ou juste celle que m’avait montrée mon père. Je sais seulement que j’adore faire les assemblage­s, lui était un as en la matière, il en possédait le sens inné. Et moi ? Quand je marche dans mes vignes, au moment des maturités, j’avale entre deux et trois kilos de raisin par jour. Il faut goûter les raisins pour sentir le vin qui vient. Et là, je sais que je suis vigneron. Mais quand je suis dans les avions, entre deux continents, je suis aussi entreprene­ur : cela me permet de cultiver l’optimisme, la transmissi­on et de m’adapter au monde qui change.

Quand est née l’entreprise Gérard Bertrand ?

J’ai été rugbyman pendant un temps, j’ai joué à Narbonne, le club des Spanghero, de Didier Codorniou, et j’ai été capitaine du Stade français. Je suis donc devenu vigneron-rugbyman à la mort de mon père, puis vigneron tout court. À 30 ans, j’ai arrêté définitive­ment le rugby, même si je n’ai cessé de marquer des essais “en rêve” qu’à l’âge de 45 ans. J’ai commencé à voyager pour le vin, je suis parti aux États-Unis où j’ai rencontré Robert Mondavi. J’ai compris qu’il fallait construire une marque forte, avec une large gamme de vins, qu’un seul domaine n’y suffisait pas. Mondavi, Torres, Antinori : j’ai vu que partout dans le monde, les gens se souviennen­t de ces marques. Elles m’ont influencé. Et là, oui, j’ai fait du marketing. Trente ans après, je suis fier de ce que j’ai accompli.

Comment expliquez-vous l’extraordin­aire progressio­n de votre entreprise en un peu plus d’un quart de siècle ?

Nous n’avons du succès que depuis dix ans. Avant, on a beaucoup ramé. Les vins du Midi avaient une image terrible. Je n’ai pas d’actionnair­e, je n’ai pas de fonds de pension, tout ce que j’ai bâti, je l’ai réalisé à force de volonté. Au départ nous n’avions que Villemajou et les restaurant­s ne croyaient pas aux vins du Midi. Sur leurs cartes, nous étions dans la partie “Autres régions”. Heureuseme­nt, il y avait la grande distributi­on, notamment l’enseigne Prisunic et les cavistes Nicolas. Alain Favereau, l’acheteur du groupe Nicolas, m’avait fait sauter sur ses genoux gamin. Grâce à Jean-Pierre Andlauer, l’acheteur de Prisunic, j’ai présenté mes vins au jury Gault et Millau, ce qui m’a permis de vendre 5 000 bouteilles d’un coup en 1990. En l’apprenant, je faisais des bonds sur le parking ! C’est vrai, je travaille beaucoup en grande distributi­on, je ne les renierai jamais. Je suis devenu ce que je suis grâce aux foires aux vins. Puis j’ai racheté les autres propriétés, Cigalus, les châteaux Laville Bertrou, La Sauvageonn­e, le domaine de

Gérard Bertrand. Né le 27 janvier 1965 à Narbonne. Signe particulie­r : revendique le titre de leader en France et dans le monde des vins en biodynamie. Les deux vins qui l’ont le plus marqué : La Romanée-Conti 1942 servie au domaine par Aubert de Villaine et Domaine de Villemajou 1981 (Corbières), « le millésime préféré de mon père ».

l’Aigle… En 2002, je rachète le château L’Hospitalet en faisant un chèque de neuf millions d’euros pour 70 hectares. Plus que mon chiffre d’affaires ! Grâce à mes propriétés, on a pu ensuite aller sur les vins premium. Le grand changement s’opère quand je sors les premières cuvées issues de parcellair­es, La Forge, Le Viala, Aigle Royal et L’Hospitalit­as… Les gens se sont dit : c’est 30 euros mais ça vaut le coup.

En juillet 2019, le concours britanniqu­e Internatio­nal Wine Challenge (IWC) désigne le Château L’Hospitalet “Meilleur vin rouge du monde”. Vous êtes reconnu à l’export. En France, votre image plus populaire vous gêne-t-elle ?

Les vins de Gérard Bertrand sont davantage plébiscité­s à l’étranger qu’en France à cause du poids de la tradition. Exister en tant que Languedoc, c’était difficile. À l’export, j’ai vendu l’expérience du sud de la France et la marque Gérard Bertrand, qui est devenue une signature française. On a démarré avec des vins populaires car c’était ce que nous pouvions fournir. Nous signons aujourd’hui 35 millions de bouteilles, dont quatre millions issus de nos propriétés. La dimension populaire est importante, s’en éloigner, c’est se couper de nos racines. J’aime m’adresser à tout le monde, j’aime aussi parler au wine lover. Aujourd’hui, nos vins d’auteur participen­t au développem­ent du groupe. Mais c’est surtout la biodynamie qui a tout changé.

Justement, pourquoi avez-vous adopté la biodynamie ?

J’avais des problèmes hépatiques héréditair­es. Je buvais un verre de vin et j’étais fatigué. C’est un homéopathe du Mans qui m’a soigné, dont m’avait parlé Jean-Claude Berrouet, le vinificate­ur de Pétrus. En six mois, le docteur Francis Mazel m’a remis dans l’axe, comme on dit au rugby. Grâce à ce médecin, j’ai tracé mon propre itinéraire. Puis, j’ai lu trois fois Le cours aux agriculteu­rs de Rudolf Steiner, cela m’a permis de comprendre le monde du vivant. Ensuite, le livre de Nicolas

Joly. J’en ai fait un chemin de vie, mais il faut y croire et aller au bout du raisonneme­nt. Au début, nous n’y connaissio­ns rien, nous avons fait toutes les conneries possibles. Les trois premières années, nos rendements ont fondu. Les gens disaient : « Le patron est devenu fou ». Mon second, Richard Planas, ancien patron des chambres d’agricultur­e de l’Aude devenu directeur des domaines, était un sacré cartésien… Puis c’est reparti, et depuis, je ne me trompe plus. Pour chaque terroir j’ai une réponse particuliè­re. Tout le monde pense qu’il faut vingt ans pour conduire un tel changement. Nous avons misé sur la conviction des équipes qui ont été recrutées. Et je suis de plus en plus conquis par la démarche. Prenez cette étude récente de l’INRAE : elle précise que dans un sol cultivé en convention­nel, on identifie une centaine d’interactio­ns entre la plante, le sol et l’atmosphère. Dans un sol cultivé en bio, c’est 1 900 interactio­ns. Et en biodynamie près de 49 000… Cela me suffit pour continuer.

Vous êtes devenu l’une des références mondiales des vins bio. Peut-on pratiquer une agricultur­e bio et biodynamiq­ue à si grande échelle ?

Nous avons rendu possible quelque chose qui était réservé à une élite, c’est passionnan­t. Pour l’instant 50 % de nos vins sont certifiés bio, notre objectif à échéance 2025 est de grimper à 80 %. Pour y arriver, nous encourageo­ns nos partenaire­s, des vignerons ou des caves coopérativ­es qui travaillen­t 5 000 hectares de vignes en bio pour nous. Nous leur garantisso­ns des contrats de sept ans et 90 % du prix, au minimum. Les raisins sont achetés, nous pilotons la préparatio­n des vins, les assemblage­s et les élevages, mais tout est vinifié chez nos partenaire­s. Par exemple, nos vins sans sulfites sont vinifiés dans des locaux inertés ultra-modernes de la Cave d’Héraclès, à Codognan, dans le Gard. Sans soufre ni intrants, mais collés et filtrés, comme 95 % des vins dans le monde. Pour tous les vins

« Je suis devenu ce que je suis grâce aux foires aux vins »

du groupe, la mise en bouteilles se fait dans le centre d’embouteill­age Cap Insula, aux portes du massif de la Clape, un centre aux normes de l’éco-constructi­on. Aujourd’hui, nous pouvons afficher six niveaux de certificat­ion : conversion bio, bio, biodynamie, Bee Friendly, vegan, sans soufre ajouté. Quant à nos seize propriétés sur 880 hectares, elles sont toutes certifiées en bio et cultivées en biodynamie mais seuls 686 hectares sont déjà certifiés Demeter ou en conversion. Chaque domaine est autonome, avec une équipe de responsabl­es en transversa­l. J’ai 320 salariés en CDI, plus 150 saisonnier­s en équivalent temps plein. Chacun s’enrichit du travail de l’autre, il n’y a pas de “sachants” chez nous. Nous avons aussi un départemen­t dédié à la recherche où nous mettons au point nos huiles essentiell­es. Nous pratiquons l’enherbemen­t et le pâturage de troupeaux, nous avons des ruches, nous favorisons la biodiversi­té…

Vous semblez avoir la foi ?

J’ai foi en Dieu et en la nature, cette foi m’a permis de transcende­r mon existence. La nature est plus forte que nous, j’essaie de révéler le terroir et l’esprit du Languedoc. Tout cela me nourrit, comme la fraternité humaine. J’ai laissé mes peurs derrière moi pour assumer ce que je suis. À mes yeux, avoir du succès commercial est la conséquenc­e du travail fourni. On n’a pas l’obligation de réussir mais au moins d’essayer. En ce sens, j’ai la foi, oui. Ceux qui ont la critique facile, je les invite à venir me voir dans les vignes. Je ne suis pas né avec une cuillère en argent dans la bouche. J’en ai bavé pendant vingt-cinq ans, je me suis bougé. En France, on a ce tort de se monter les uns contre les autres. En Bourgogne, ne dit-on pas : « Un négociant, c’est un vigneron qui a réussi » ? J’invite mes détracteur­s à lire mon livre La Nature au coeur, un témoignage sur le monde du vivant, les priorités que sa préservati­on induit. Un paysan prend soin des paysages et de la diversité, parfois il les sublime, c’est le sens de mon projet de Cabrières.

Justement, parlons de Cabrières et de votre rosé Clos du Temple. Le 2019 est superbe, mais il est affiché à 190 euros. N’est-ce pas too much ?

D’abord, le rosé est un vin historique, Louis XIV buvait du vin vermeil, c’était le vin d’une nuit. Ensuite, le vignoble de Cabrières est un terroir exceptionn­el pour le rosé : il y a là des schistes et des calcaires qui se rejoignent, l’altitude, l’eau de sources. Les cinsaults y sont somptueux, c’est connu ici. J’ai voulu y faire un rosé d’identité à partir de vieilles vignes en biodynamie, des cinsaults et des grenaches travaillés au mulet, un rosé vinifié dans une cave dédiée et construite à cet effet. Le béton a été mouillé avec de l’eau de nos trois sources, que l’on a dynamisée et à laquelle on a associé de la roche mère broyée pour favoriser au maximum les interactio­ns entre les éléments et les fermentati­ons. La bouteille est spéciale, dessinée à partir du nombre d’or. Quand je suis arrivé au Clos du Temple, je me suis senti en osmose avec le lieu. La première année je me suis trompé, les grenaches étaient trop mûrs. Mais dès 2019, on a gagné en précision et c’est parti. On a vendu 10 000 bouteilles du 2019, on table sur 20 000 avec le 2020. Après tant de travail, vous trouvez le prix trop cher ? Mais je n’ai rien fait de plus que ce que fait Bordeaux. Au-delà d’un rosé, c’est un grand vin vendu dans 175 pays, issu de vieilles vignes sur un terroir unique, vinifié comme un grand blanc, oui, et donc capable de vieillir avec grâce. Il évoque le lieu. Et il doit relever un défi : il n’existe pas de tradition de grand rosé de terroir, il nous faut l’inventer, à côté du rosé que l’on boit tous les jours.

Au-delà de votre marque, vous êtes-vous impliqué dans l’action collective ?

J’ai été président du syndicat de Boutenac, de celui de la Clape, de La Livinière. Mais à 56 ans, j’ai d’autres priorités. J’ai milité en 2017 pour regrouper les interprofe­ssions Languedoc, Roussillon, IGP Oc et IGP de territoire, cela n’a jamais abouti. La marque Sud de France a été créée, j’y crois, mais aucune action commune en communicat­ion n’a été faite pour les AOP, pourtant nos marques collective­s. Le jour où nous saurons communique­r en commun, nous serons champions du monde.

Vous préférez écrire des livres ?

Pour mes 50 ans j’ai publié mon premier livre, Le Vin à la belle étoile. C’était sur ma vie. Le premier confinemen­t m’a cloué au sol. Moi qui partais tous les quinze jours en Amérique, je n’ai plus bougé. J’ai décidé d’écrire mon deuxième ouvrage, La Nature au coeur. Je m’appuie sur ma double expérience de vigneron et de chef d’entreprise pour évoquer les écosystème­s, le respect de la nature et la préservati­on de sols vivants pour créer les conditions d’une vie plus équilibrée, porteuse d’espoir pour les génération­s futures.•

« J’essaie de révéler le terroir et l’esprit du Languedoc »

 ??  ?? Gérard Bertrand au milieu de ses très vieux pieds de cinsault, à Cabrières, en Languedoc. Personne avant lui n’avait pratiqué le bio sur une aussi vaste superficie.
Gérard Bertrand au milieu de ses très vieux pieds de cinsault, à Cabrières, en Languedoc. Personne avant lui n’avait pratiqué le bio sur une aussi vaste superficie.
 ??  ?? Au Clos du Temple, Gérard Bertrand délègue le travail de ses vieilles vignes de cinsault et de grenache à Banzaï, son mulet poitevin.
Au Clos du Temple, Gérard Bertrand délègue le travail de ses vieilles vignes de cinsault et de grenache à Banzaï, son mulet poitevin.
 ?? « grand rosé de terroir ». ?? Avec la complicité de son directeur Benjamin Gadois, l’ex-troisième ligne aile veut signer au Clos du Temple un
« grand rosé de terroir ». Avec la complicité de son directeur Benjamin Gadois, l’ex-troisième ligne aile veut signer au Clos du Temple un
 ??  ?? Gérard Bertrand l’affirme : le jour où les interprofe­ssions communique­ront ensemble, Languedoc et Roussillon seront champions du monde.
Gérard Bertrand l’affirme : le jour où les interprofe­ssions communique­ront ensemble, Languedoc et Roussillon seront champions du monde.

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