Ces vignerons qui disent bye bye aux appellations
De plus en plus de figures du vignoble décident de s’affranchir des contraintes imposées par l’AOC, basculant en IGP ou en Vin de France. L’histoire d’un système de moins en moins adapté.
Chidaine, Dagueneau… de plus en plus de figures du vignoble décident de s’affranchir des contraintes imposées par l’AOC
Lorsque celle qui a été élue Meilleure vigneronne de France 2020 par La Revue du vin de France reçoit une leçon de choses sur l’élevage de ses grands vins des Alpilles, ça l’énerve ! Dominique Hauvette, figure du renouveau provençal, trois étoiles dans notre Guide des meilleurs vins de France, n’en revient toujours pas : en 2019, le comité de dégustation de l’AOC Les Baux-de-Provence lui fait savoir qu’une de ses cuvées vedette, Roucas 2017, est refusée à “l’agrément”, cette dégustation collective qui valide la labellisation d’un vin en appellation. On reproche à ce délicat assemblage de jeunes vignes de grenache, syrah et cabernet-sauvignon de n’être pas « représentatif » du terroir. Pour quelle raison ? Parce qu’il est élevé deux semaines de moins que le minimum légal d’une année, soit cinquante semaines au lieu de cinquante-deux. La sanction tombe : « Non conforme ».
UNE MAUVAISE BLAGUE
Bienvenue en “Absurdie” ! « Cette cuvée a toujours été élevée une année en foudres, de septembre à septembre, le temps de passer d’une vendange à l’autre. Simplement, avec le réchauffement climatique, nous vendangeons un peu plus tôt, et il faut bien mettre en bouteilles pour laisser la place au millésime suivant », explique la célèbre biodynamiste de Saint-Rémy-de-Provence. Une logique dont l’Institut national de l’origine et de la qualité (Inao) ne veut pas entendre parler : le cahier des charges impose une durée d’élevage non négociable pour avoir droit à l’étiquette AOC, sinon cela ne peut pas être du vin estampillé “Les Baux-de-Provence”. Un point c’est tout.
Furieuse et fatiguée, Dominique Hauvette a donc pris une décision radicale : à compter du millésime 2018, tous ses vins passent en Indication géographique protégée (IGP), en l’occurrence l’IGP Alpilles, avec un cahier des charges plus souple qui lui accorde plus de liberté et épouse mieux, dit-elle, ses pratiques expérimentales. « Désormais, mes vins ne sont plus en AOC, mais ce n’est pas un problème : la mention régionale Alpilles correspond bien à ma vision », relativise-t-elle. À un détail près : les IGP ont aussi leurs comités de dégustation. Et la mauvaise blague a recommencé : l’an dernier, c’est son fameux rosé de presse Petra (millésime 2018) qui a été refusé à l’agrément Alpilles car jugé « oxydé » et avec une couleur tirant sur le jaune justifiant un « déclassement ». De quoi s’arracher les cheveux alors que la cuvée, par ailleurs très bien notée par le comité de dégustation de La RVF, était déjà embouteillée et étiquetée !
LE DROIT À LA TYPICITÉ
Ces histoires rappellent un célèbre précédent, toujours dans l’appellation Les Baux-de-Provence. Avec une autre star sudiste : Éloi Dürrbach, créateur du domaine de Trévallon (Saint-Étienne-du-Grès), quarante-six vendanges à son actif, une des premières figures du vignoble à dire adieu aux AOC. « Dès 1994, je suis passé en Vin de pays des Bouches-du-Rhône, devenu depuis IGP Alpilles. Je n’ai pas eu le choix, le syndicat de la nouvelle appellation Les Baux-de-Provence voulait limiter le cabernet-sauvignon à 20 % maximum dans les assemblages », raconte celui qui a fait sa réputation internationale sur un très grand vin composé, justement, pour moitié de cabernet-sauvignon et de syrah. Après un affrontement resté dans les mémoires, « ça a été violent ! », dont même les télévisions internationales se sont mêlées, « CNN est venue avec ses caméras », Éloi Dürrbach a perdu tout contact avec l’Inao depuis vingt-cinq ans. Pour une star comme Trévallon, qui ne réclamait que son droit à développer une typicité particulière (l’expression méridionale du cépage médocain sur des sols calcaires), il y a comme un problème.
En réalité, nombre de vignerons novateurs un peu trop imaginatifs ont eu maille à partir avec leurs syndicats d’appellation. Ainsi le talentueux Laurent Vaillé, créateur de la Grange des Pères, une gamme très originale issue du massif de l’Arboussas (Aniane), dont le monde entier s’arrache les rares bouteilles depuis trois décennies. « Lorsque les responsables de l’Inao ont appris qu’il avait fait ses classes à Trévallon, ils lui ont fait comprendre qu’il ne garderait pas l’appellation », se souvient un
« Dès 1994, je suis passé en Vin de pays, je n’ai pas eu le choix » Éloi Dürrbach
vieil allocataire. Depuis des années, Laurent Vaillé, décédé en mai dernier, confectionnait donc ses belles bouteilles pour les unes en IGP, les autres en Vin de France (ex-Vin de table), cette catégorie de base identifiant tout vin, à défaut d’autre chose.
CHAI MAL PLACÉ
De grands vignerons réduits à arborer l’ancienne étiquette des piquettes de supermarché ? Depuis une vingtaine d’années, des professionnels réputés, souvent porte-drapeaux de leurs régions, sont régulièrement contraints de quitter leur AOC. La liste commence à être (très) longue. Mark Angeli et Richard Leroy en Anjou, Louis-Benjamin Dagueneau et Alexandre Bain à Pouilly-Fumé, François Chidaine et Jacky Blot à Vouvray, Jean-Charles Abbatucci et Nicolas Mariotti Bindi en Corse, Brice Omont et Dominique Lucas en Savoie, Henri Milan en Provence, Pascal Amoreau à Bordeaux, Dominique Andiran en Gascogne, Franck Pascal à Bergerac… pour ne citer que certains exemples. Beaucoup de vignerons de talent vinifient aussi certaines de leurs cuvées fétiches hors appellation, tout en conservant l’AOC pour certaines (lire l’encadré p. 44).
Mais que se passe-t-il donc au pays des Appellations d’origine contrôlée, un modèle fondateur inventé dans les années 1930 en France et imité partout dans le monde par la suite ? « Au départ, c’était un système génial pour lutter contre les fraudes », argumente Henri Milan, du domaine Milan – encore un Provençal ayant décidé de basculer hors AOC. Un système protecteur qui, selon lui, s’avère inadapté à l’heure où l’amateur vient chercher ses informations sur les blogs et les réseaux. « Ce qui était un vrai projet de défense des territoires est devenu avec le temps une organisation tatillonne, tirant les bons vignerons vers le bas », assène François Chidaine, figure de Montlouis, également vinificateur à Vouvray. La preuve : ses jolis blancs tourangeaux n’ont plus droit à la mention AOC Vouvray depuis quelques années – ils sont donc passés en Vin de France. L’explication ? Les responsables de l’appellation ont décidé un beau jour qu’un vouvray digne de ce nom serait forcément vinifié sur l’aire d’appellation, et nulle part ailleurs. Exit, malgré sa réputation, François Chidaine, parce que son chai ne se trouvait pas au bon endroit !
ABSURDITÉS ADMINISTRATIVES
Des règles collectives rigides, pour ne pas dire des absurdités administratives, voilà ce que dénoncent nombre de professionnels ayant jeté l’éponge. Pour Franck Pascal, valeur montante du renouveau à Bergerac, la goutte d’eau (ou de vin) a été une affaire… de forme de bouteille. « L’AOC Montravel nous imposait une bouteille syndicale, mais les stocks n’étaient pas encore arrivés au moment où je devais, d’urgence, embouteiller. J’ai donc dû les envoyer promener », dit le vigneron, passé en Vin de France depuis quinze ans. Autre exemple : Louis-Benjamin Dagueneau, figure de Pouilly-Fumé, est aussi un passionné de Jurançon, avec son vignoble Les Jardins de Babylone. Là aussi, un couac “syndical” l’a obligé à claquer la porte : son 2013, à 0,2° d’alcool près, n’atteignait pas le nouveau niveau minimum requis. « Ce qui est incroyable, c’est qu’ils avaient voté cette modifi
« On m’a écarté pour une règle appliquée de manière rétroactive ! » Louis-Benjamin Dagueneau
cation de seuil quinze jours auparavant. On m’a donc écarté pour une règle appliquée de manière rétroactive ! », s’insurge le professionnel.
BLOCAGES EN RÈGLES
La situation est historiquement complexe : chaque appellation est libre de faire respecter à sa manière les cahiers des charges devant conduire à l’expression « typique » d’un lieu.
Et la plupart des syndicats sont réputés ne pas rigoler avec les sacro-saintes règles : Olivier Cousin, qui vinifie en Vin de France en Anjou, a été attaqué pour avoir plaisanté sur son étiquette qui arborait fièrement le jeu de mot « Anjou Olivier Cousin », soit AOC ! Une autre affaire célèbre avait vu le trublion de Pouilly-Fumé Alexandre Bain, un cador des vins “nature” (lui aussi recherché dans le monde entier), se battre au tribunal administratif de Dijon contre les responsables de l’appellation qui avaient déclassé ses vins pour « refus de se soumettre à un contrôle obligatoire ». Il était alors… en train de vendanger en urgence.
Parfois, le blocage tombe de Paris, où siège l’Inao, qui chapeaute les multiples antennes locales gérant près de 400 appellations d’origine protégée viticoles (AOP), version officielle, c’est-à-dire européenne, des AOC. C’est ce qui est arrivé à Jean-Charles Abbatucci, incarnation de la Vallée du Taravo en Corse du Sud, passionné bien connu du renouveau des cépages insulaires à travers ses longues recherches (lire aussi p. 90). « J’ai travaillé des années pour faire renaître les meilleurs cépages de l’île, avec pour objectif de les intégrer aux cahiers des charges des appellations locales. Quoi de plus “typique” ? Tout le monde était d’accord, même les douanes. Et puis le dossier est monté à Paris, au Comité national. La sanction a été directe : nos cépages ont été jugés très intéressants, mais pas “représentatifs” (sic) ! », relate-t-il, ulcéré que Paris propose un seuil de 30 % maximum de cépages corses dans les AOC locales. Pour faire typique, on a certes vu mieux. Dernier épisode en date du feuilleton : le vigneron du domaine Comte Abbatucci est passé à son tour en Vin de France, suivi d’ailleurs par de nombreuses grandes signatures corses amoureuses des biancu gentile et autres aleaticu si originaux.
« Les AOC devraient se contenter de contrôler l’origine d’un vin, point barre ! » Franck Pascal
CERTAINS VIGNOBLES RÉSISTENT
Mais tout ceci n’est rien par rapport à la pratique de l’agrément, cette dégustation devant valider, ou non, la “typicité” d’un vin, qui réunit une quasi-unanimité contre elle. « J’ai fait partie de ces comités de dégustation autrefois, mais je n’y ai plus mis les pieds depuis quinze ans, c’est un système qui ne fonctionne plus, les appellations manquent de dégustateurs ayant un minimum de compétences », énonce Dominique Hauvette, ulcérée que l’influence du cinsault (qui apporte cette couleur jaune inhabituelle) n’ait pas été prise en compte lors de l’agrément de son rosé Petra. Pour Louis-Benjamin Dagueneau, l’exercice a pris des allures de leçon de vinification totalement hors de propos : « Les responsables du comité m’ont écrit pour, en gros, me recommander de retravailler mes vins ! », s’étrangle le vigneron le plus titré du Centre-Val de Loire. « Un des meilleurs bordeaux que j’ai dégustés récemment est un clairet confectionné comme au Moyen Âge, c’est-àdire très sombre ; eh bien, l’AOC lui a été refusée », hallucine Bruno Quenioux, l’un des cavistes les plus célèbres de France (Philovino, à Paris).
Dans cet exercice, certes complexe, qui réunit un jury d’experts venus d’horizons différents (vignerons, oenologues, sommeliers, cavistes, etc.) devant rendre un avis unanime, difficile de faire de la place aux originaux, aux artistes, aux vignerons développant une vision pointue de l’expression du terroir. « Les AOC devraient se contenter de contrôler l’origine d’un vin, point barre ! En continuant à imposer une vision moyenne de cette typicité, les appellations se tirent une balle dans le pied », s’énerve presque Franck Pascal. Rares sont les vignobles qui échappent à ce travers et réussissent à garder leurs vignerons singuliers en appellation. C’est encore le cas en Alsace, en Bourgogne, à Châteauneuf-du-Pape, en Champagne ou
à Bordeaux. La rupture n’est donc pas totale. La nouvelle directrice de l’Inao, Marie Guittard, ingénieure des Ponts, ex-conseillère du Premier ministre Jean-Marc Ayrault et profil 100 % fonction publique, assure vouloir évoluer et promouvoir les « innovateurs », ce qui est un discours nouveau (*) – c’est elle qui a choisi de ne pas faire appel dans l’affaire Alexandre Bain, à qui la justice a finalement donné raison.
« Aujourd’hui, nous sommes libres, nous faisons le vin qui nous ressemble » Henri Milan
ADIEU CLOS, CHÂTEAU…
Pourtant, le paysage a bel et bien changé, puisque des légions de professionnels talentueux ne regrettent pas d’avoir claqué la porte de ce système centenaire. « Les appellations étaient devenues un système invasif et coûteux ; aujourd’hui, nous sommes libres, nous faisons le vin qui nous ressemble », affirme Henri Milan, qui a passé la main à son fils Théo. « Je suis un vigneron heureux ! », confirme Franck Pascal, dont le Jonc Blanc n’a jamais été aussi expressif.
Surtout, la clientèle d’amateurs, exigeante mais fidèle, a parfaitement saisi la démarche. Avec la réforme des années 2000, Vin de France et IGP résument l’essentiel sur l’étiquette : cépages et millésime. « Pour eux, tout se passe dans la bouteille », résument plusieurs vignerons rebelles. Beaucoup, par ailleurs, exportent leur production et s’aperçoivent que leur patronyme est devenu plus important que la labellisation du terroir à la sauce AOC.
Bien évidemment, faire basculer son oriflamme vers les IGP ou les Vins de France exige quelques petits sacrifices. D’abord financiers : « L’année où j’ai été déclassé, j’ai perdu 50 000 euros en bouchons et étiquettes car il a fallu tout refaire, vous ne pouvez plus vous réclamer du terroir dont vous êtes issu ! », détaille Louis-Benjamin Dagueneau, faisant référence au monopole de l’Inao sur les noms de vins, de domaines et les indications géographiques. François Chidaine l’a appris à ses dépens : son grand vouvray, le Clos Baudoin, un monopole qui est peut-être le plus beau vin de la région, il n’a plus le droit de l’appeler… par son nom. « Je peux juste l’appeler Baudoin tout court, tout ce qui est Clos est du domaine des AOC exclusivement », constate ce Ligérien autrefois fortement engagé dans la défense des appellations d’origine. Quant à Jean-Charles Abbatucci, il a un peu de mal à avaler la pilule : « Alors que je suis le seul vigneron de Corse élu à l’Académie du vin de France, que je représente les vins corses dans le monde entier, je n’ai pas le droit de faire figurer les mentions Corse, Clos, Domaine, Village, Ajaccio, etc. Vous vous rendez compte ? ».
DES PROJETS INNOVANTS
Un casse-tête qui pousse nombre de projets viticoles innovants à se passer directement des traditionnelles AOC pour se lancer. La transformation du château Le Puy, à l’extrême
est des appellations bordelaises, en fer de lance de la permaculture est évidemment passée par un abandon des mentions Bordeaux et Château. Mais la famille Amoreau est allée plus loin : un domaine clone, la Closerie Saint Roc, a été créé à quelques encablures, directement en Vin de France car il s’agit autant d’un nouveau vin que d’un laboratoire expérimental où tout est imaginable (lire l’encadré p. 41).
C’est aussi le sens profond du projet créé par Dominique Andiran en Gascogne, une terre pas réputée pour ses grands crus. « Je voulais me lancer dans des vins différents, des vins blancs de garde avec des expressions originales, le cahier des charges (IGP en Gascogne) ne pouvait pas me convenir », témoigne l’énergique gaillard, qui pratique l’élevage sous voile, les vendanges tardives, des rendements deux fois inférieurs à ceux de la région et, bien entendu, une conduite bio et des vins tendance “nature”. Lui aussi est « heureux », même le gel du printemps 2021 n’a pas réussi à lui ôter son sourire.•
(*) Le Monde, 19 octobre 2018.
« Je voulais me lancer dans des blancs de garde avec des expressions originales » Dominique Andiran