C’est comme ça
Par Sébastien Lapaque
« Tavel comptait une trentaine de vignerons indépendants à l’époque. Ils sont dix de moins aujourd’hui. Mais Éric Pfifferling n’est plus aussi seul »
Par Sébastien Lapaque Écrivain, chroniqueur littéraire et solide buveur
La première fois que je suis allé voir Éric Pfifferling à Tavel, il était un peu seul. C’était il y a presque vingt ans. Il venait de quitter la cave coopérative à laquelle il avait dit bonsoir en 2001. Saluée dans toute la France et bientôt célébrée dans le monde entier par les amateurs de vins vrais et vivants, sa démarche était généralement incomprise chez lui, sur la rive droite du Rhône, entre Avignon et le Pont du Gard, dans ce terroir de Tavel aux expressions variées qui enchantait les buveurs de goût en 1936, quand furent créées les premières AOC. Je me souviens de conversations avec des voisins : de parfaits jardiniers qui ne voulaient pas pousser plus loin leur quête d’excellence en s’imposant en cave une exigence aussi élevée qu’à la vigne. Combien de vignerons indépendants comptait Tavel à l’époque ? Une trentaine. Ils sont dix de moins aujourd’hui.
Mais Éric Pfifferling n’est plus aussi seul. Aux alentours de la fête de l’Ascension, à l’occasion d’une promenade en Avignon, à Mérindol et dans Arles où sont les Alyscamps, dans le fameux triangle d’or félibréen de la Provence rhodanienne cher à Mistral, je suis allé retrouver Éric Pfifferling à Tavel. Avant de me faire visiter sa nouvelle cave, où Joris et Thibault, ses fils, veillent à l’avenir du domaine de l’Anglore, le vigneron à l’accent chantant m’a présenté l’un de ses voisins avec lesquels il était sûr que j’allais bien m’entendre. Gaël Petit, qui a pris la suite de sa mère Mireille Petit-Roudil à la tête du domaine MoulinLa-Viguerie
en 1992, est l’ancien président de l’appellation Tavel. Les années qu’il a passées à la tête de cette instance de tutelle lui ont permis de bien savoir, avec certitude, qu’il y a quelque chose de pourri au royaume du vin français – un royaume qui a de plus en plus tendance à ressembler à une république bananière.
En 2018, Gaël Petit a rompu avec la logique du “laisser faire, laisser passer” qui domine dans une grande partie des appellations d’origine contrôlée – quitte à empêcher de faire et empêcher de passer des vignerons d’exception en privant leurs vins de leurs papiers d’identité. Mais Gaël Petit, pas plus qu’Éric Pfifferling, n’est du genre à abandonner le terrain en produisant un vin de marque. Avec ses onze hectares de grenache, cinsault, syrah, mourvèdre, bourboulenc et clairette, il veut produire du tavel et pas autre chose. « Quand je m’interroge sur l’être et le changement, j’observe aujourd’hui un rejet de tout ce qui relève de l’ontologie. Le vin est pourtant une question d’essence. C’est certes une matière en mouvement, mais c’est aussi une substance, la forme permanente des choses », explique cet artisan supérieurement qualifié qu’il ne faut pas pousser beaucoup pour qu’il se mette à philosopher. Avec Éric Pfifferling, nous avons dégusté sur fût les sélections parcellaires qu’a imaginées Gaël Petit à l’automne 2020 pour redonner au domaine Moulin-LaViguerie son lustre d’antan. Dans le verre, le résultat était ébouriffant. C’est comme ça, et pas autrement, que j’ai vu une aurore se lever à Tavel.