La Revue du Vin de France

Les 100 bouteilles mythiques

Le “premier des premiers” n°18 n’est pas une fille facile !

- Pierre Casamayor

Château Lafite Rothschild 1959

Avec Latour et Calon, Lafite fut l’un des fleurons de l’empire de Nicolas-Alexandre de Ségur, le “prince des vignes”, une force viticole jamais égalée. Après la Révolution et une période d’incertitud­es, le cru subira une suite de ventes plus ou moins fictives jusqu’à ce qu’en 1868, après une âpre compétitio­n, le baron James de Rothschild achète Lafite pour la somme fabuleuse de

4 400 000 francs de l’époque. Le baron meurt trois mois après, sans avoir visité son acquisitio­n. Tout ceci n’affecte en rien la déterminat­ion d’une dynastie de régisseurs, les Goudal, qui règnent sur Lafite avec un soin encore plus jaloux que s’ils en étaient les propriétai­res, ainsi que tous les suivants qui joueront les gardiens du temple, imités en ce siècle par les Le Canu, Rokvam, Chevallier et aujourd’hui Éric Kohler. C’est surtout au moment du classement de 1855 que le terrible Émile Goudal se distingue en essayant de positionne­r Lafite comme “premier des premiers” en exposant à part ses échantillo­ns. Il se contentera d’être le premier… par ordre alphabétiq­ue.

UNE REMONTÉE EN FLÈCHE

Le vignoble de Lafite présente un noyau principal constitué d’une superbe croupe de graves très fines, assises sur un socle calcaire. La profondeur des graves et la forte déclivité de la pente sont idéales pour une parfaite percolatio­n des eaux. Des vignes situées en face, vers Anseillan, et une parcelle sise sur le plateau des Carruades, une épine au flanc de Mouton, complètent le vignoble avec la petite parcelle d’outre-jalle, enclavée dans l’appellatio­n Saint-Estèphe. Cent cinq hectares en tout, un des plus vastes domaines du Médoc.

Avec 70 % de cabernet-sauvignon sur la grande croupe, l’âme de Lafite, 25 % de merlot surtout sur les parcelles en face de la route, 3 % de cabernet franc et 2 % de petit verdot, plantées à 8 500 pieds par hectare, les vignes sont très âgées. C’est le baron Éric de Rothschild qui va faire évoluer le cru vers plus de modernité. À l’écoute du vin, il a su laisser ses soucis de banquier au vestiaire et sacrifier une partie de la récolte sur l’autel des sélections (70 % de grand vin en 1970, 30 % aujourd’hui). La remontée en flèche de la qualité est à mettre à son crédit. C’est aujourd’hui sa fille Saskia qui tient les rênes du groupe. La constructi­on d’un chai à colonnades dessiné par l’architecte classico-barocco-catalan Ricardo Bofill, aussi circulaire que les barriques qu’il abrite, a inauguré une nouvelle période pour ce cru qui avait jusqu’ici

tendance à se draper dans son isolement.

ENTRER DANS SON DISCOURS

Lafite est un mythe, un vin qui garde ses distances, à l’image de cette propriété qui en impose, avec son château secret et son chai théâtral. Si l’on veut qualifier la qualité propre de Lafite, les mots finesse et élégance viennent naturellem­ent sous la plume. Ce vin est la quintessen­ce du cabernet-sauvignon à juste maturité. Finesse qui a pu confiner autrefois à la légèreté en petits millésimes, élégance qui a pu être confondue avec une sveltesse que les mauvaises langues qualifiaie­nt de maigreur. C’est sur sa longueur fragrante et séveuse que se retrouvent les plus critiques, et ce quel que soit le millésime.

Lafite jeune peut être un sphinx, un aristocrat­e introverti, il pourrait être qualifié de hautain ou de réservé selon l’humeur du dégustateu­r. D’autres pourraient passer à côté de sa grande noblesse en le buvant trop tôt sur son fruité primaire. Ce serait oublier qu’il faut mériter ce vin, se mettre à son écoute, et surtout savoir l’attendre au moins quinze ans pour pouvoir entrer dans son discours. Celui qui se veut le “premier des premiers” n’est pas une fille facile, il demande qu’on lui fasse une cour assidue avant de prononcer ses voeux.

Convoler avec Lafite est à ce prix ! Il faudra lui ajouter quelque 700 € pour un millésime récent et plus de 2 600 € (cote iDealwine) pour ce 1959 qui représente un des sommets du cru. Dégusté en octobre 1999, il avait alors enflammé ma plume : « Comment décrire l’indescript­ible ? Le nez est exceptionn­el, avec une gamme de fruits confits, d’épices, de minéral graphité, de truffe et de bois précieux, un condensé de la race lafitienne. La bouche présente une plénitude de matière, une richesse profonde, une trame de velours, des tanins d’anthologie, une longueur qui n’en finit pas de finir sur un feu d’artifice aromatique. Un très grand Lafite qui résout l’impossible équation : conjuguer puissance et finesse ». Fermez le ban !

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