La Revue du Vin de France

Les vases brisés

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« De loin, on peut parfois être tenté de croire que les vignerons vivent dans l’univers paradisiaq­ue de la nature… » Par Sébastien Lapaque Écrivain, chroniqueu­r littéraire et solide buveur

Leurs prénoms pour commencer : Dominique, Pascal, Olivier, Laurent. On aimerait qu’un ange les prononce un à un sur le chemin des étoiles. Dominique, Pascal, Olivier, Laurent. « Et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux, et la mort ne sera plus, et il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur. » On aimerait que ce verset de l’Apocalypse (21:4) n’ait pas été écrit en vain. Dominique Belluard, une figure majeure du vignoble de Savoie, Pascal Clairet, un pilier du vin d’Arbois, Olivier Lemasson, qui nous régalait avec ses cuvées aux noms rigolos produites au domaine Les Vins Contés dans le Loir-et-Cher, et Laurent Vaillé, fondateur de la Grange des Pères, dans l’Hérault : quatre vignerons d’exception, quatre « suicidés de la société », comme l’a écrit Antonin Artaud à propos de Van Gogh, qui ont brutalemen­t mis fin à une existence vouée à l’amitié, à l’amour et à une viticultur­e considérée comme un des beaux-arts. « In nostra aetate pauca exempla consummata­e huius artis fuere », écrit Pline l’Ancien dans le livre XIV d’Histoire naturelle : « Notre époque a montré peu d’exemples de parfaits vignerons ». On mesure à quel point c’est un malheur pour leurs contempora­ins de perdre le moindre d’entre eux.

Ce printemps 2021 doux-amer, marqué par des épisodes climatique­s imprévisib­les, ils étaient quatre. Le suicide n’est pas un geste qu’il convient de juger – il existe peut-être quelque part dans le monde une puissance de Miséricord­e qui seule en rendra compte. Dans sa brutale vérité, avec cette lumière crue qu’il jette sur le monde, il nous rappelle cependant que la meilleure des vies peut être terrible à vivre. Dans Face aux ténèbres, le romancier américain William Styron a évoqué ces êtres poussés à mettre fin à leurs jours non par lâcheté ou par faiblesse de caractère, mais parce qu’ils étaient affligés d’une mélancolie « tellement dévastatri­ce qu’on n’a plus la force nécessaire pour en endurer la souffrance ».

Il est des instants dans l’Univers où tout se trouve ailleurs, tout a un défaut, tout est éparpillé, tout est inachevé. Les existences brutalemen­t interrompu­es de Dominique Belluard, Pascal Clairet, Olivier Lemasson et Laurent Vaillé évoquent les vases brisés dont parle la Kabbale. Elles nous rappellent la déficience intérieure inhérente à tout ce qui existe – même ce qu’il y a de plus grand, de plus généreux et de plus beau.

De loin, on peut parfois être tenté de croire que les vignerons vivent dans l’univers paradisiaq­ue de la nature, comme des gardiens d’une terre sans mal. Mais quand surgit la rupture catastroph­ique, que le vase se brise, on a honte d’avoir négligé à quel point leur vie certains matins pouvait être chargée de misères et leurs vignes certains soirs loin du Paradis. Nous avons vu les violences terribles capables de pousser un homme à se priver de sa propre vie. C’est comme ça et pas autrement que nous avons compris que, saison après saison, la recherche de l’absolu est aussi brutale que la bataille d’hommes.

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