Heurs et malheurs des liquoreux
Sainte-Croix-du-Mont Château Lousteau-Vieil 1962
Cela se passait en Bourgogne. La dégustation d’une vénérable bouteille de sainte-croix-du-mont, liquoreux de Bordeaux célèbre avant-guerre, est l’occasion d’échanger sur l’évolution du marché des vins liquoreux en France et leurs modes de consommation.
Jean-Baptiste Thial de Bordenave. Mon cher Olivier, nous voici de nouveau chez toi, en terre bourguignonne. Je t’apporte donc un flacon de ma terre bordelaise : un Château Lousteau-Vieil 1962, une bouteille de Sainte-Croix-du-Mont, appellation que j’affectionne. On se désintéresse trop de ces grands liquoreux du Bordelais. Ton avis ?
Olivier Poels. Merci cher Jean-Baptiste pour ton attention. C’est clair, il y a un problème sur l’appréciation des liquoreux de Bordeaux. C’est d’ailleurs la même chose dans les autres régions. Quel paradoxe : tout le monde aime ça, mais personne n’en boit !
JBTdB. Justement, que penses-tu de ce vin ?
OPls. J’y viens, Jean-Baptiste, j’y viens. Écoute, je sens un certain décalage entre le nez et la bouche. Pardonne-moi mais le nez n’est pas d’une netteté irréprochable. Il y a cette volatile un peu élevée, ce petit côté vernis à ongles. En revanche, la bouche est plus agréable, soyeuse, assez complexe. C’est au final plutôt agréable, très patiné par le temps, forcément.
JBTdB. Bon… D’accord sur le décalage entre la bouche et le nez, je retrouve aussi un petit côté réduit. Mais cette bouche, moi, m’impressionne : l’aromatique est très plaisante, il y a cette attaque de caramel rouge, ces notes pâtissières de tarte à l’abricot, de pêche. Nous ne parlons pas d’un grand barsac ou d’un grand sauternes, juste d’un “petit” sainte-croix-du-mont. Je me suis procuré cette bouteille aux enchères. Elle ne m’a coûté qu’une dizaine d’euros…
OPls. Voilà le point clé : les vins liquoreux ne sont pas assez valorisés par rapport à leurs très faibles rendements, au travail d’orfèvre nécessaire à leur élaboration. Je suis le premier à reconnaître que j’en ouvre peu… mais quand je le fais, je trouve cela très bon !
JBTdB. C’est inexplicable. Je vais souvent en Asie pour le Hong Kong Wine & Dine Festival, où toutes les AOP du Bordelais sont représentées. Eh bien, c’est toujours le stand des liquoreux qui a le plus de succès. Ça me fascine. Tout le monde fait la queue pour en avoir un verre ! Comment peut-on, ensuite, se retrouver avec des niveaux de ventes aussi faibles ?
OPls. On n’a pas toujours le réflexe d’ouvrir ces vins. Surtout, on ne sait pas trop où les placer à table, quand les boire. Tu sais, les producteurs ont tout essayé : lancer la mode du sauternes avec des huîtres, avec la cuisine asiatique, avec le poulet rôti du dimanche, etc. La réalité, c’est que personne ne le fait au quotidien. Moi-même, je n’y pense jamais ! Et puis il y a l’air du temps : le sucre est devenu l’ennemi. Tout le monde fait attention à sa ligne.
JBTdB. Oui, mais regoûte ce vin. Ce velouté unique, c’est tout de même quelque chose, non ?
OPls. Et quand ouvres-tu une pareille bouteille ?
JBTdB. Devant la cheminée, en Bourgogne, chez un ami connaisseur… Bon, plus sérieusement, il y a peu, j’ai dégusté un Château de Rayne Vigneau 2017. J’ai été bluffé. Le vin affichait une acidité folle, une tension, une fraîcheur presque saline en finale. Le vin était dingue, à mille lieues de ces sauternes à l’ancienne parfois lourdauds. Toi, tu n’as jamais rencontré d’accord mets et vin idéal avec un bordeaux liquoreux ?
OPls. J’ai quelques principes en tête. Pour moi, le liquoreux arrive en fin et non en début de repas. Et quand le vin a quelques années, il fait office de dessert en lui-même. Tu vois, ce sainte-croix-dumont 1962, avec une ou deux orangettes pour jouer sur l’amertume finale, ferait un dessert magnifique ! N’oublions pas l’avantage de ces vins : ils se gardent fort bien après ouverture, jusqu’à une semaine sans aucun problème.