La Revue du Vin de France

Rhums : un virage inspiré par les vignerons Terroir, millésimes, parcelles… Ces notions bien connues des vignerons comme des amateurs de vin sont apparues dans le rhum depuis le début du siècle. Une révolution qui donne des résultats particuliè­rement flat

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Par Fabien Humbert oenophiles connaissen­t bien : les parcelles, les variétés, les millésimes, et donc, le terroir. Une notion qui s’exprime le mieux dans les rhums blancs (non vieillis), plus précisémen­t les rhums agricoles, c’est-à-dire issus de la distillati­on du jus de canne fermenté.

Signé de la maison martiniqua­ise HSE, le premier rhum blanc millésimé à avoir été commercial­isé fut le 2000. « Les rhums blancs changent chaque année. Cette variabilit­é est induite par une multitude de facteurs (humidité, ensoleille­ment, vent, etc.) qui vont influer sur la canne, explique Cyrille Lawson, le directeur commercial de HSE. Ainsi, les millésimes peuvent se classer en trois grandes familles : plutôt floral, plutôt épicé et plutôt fruité. C’est cette typicité d’une récolte que nous avons souhaité isoler et mettre en bouteille. »

UNE NOUVELLE INSPIRATIO­N PARCELLAIR­E Presque simultaném­ent, et toujours en Martinique, la maison Clément revendique d’avoir créé le premier rhum monovariét­al au monde, avec son fameux Canne Bleue (2001). Depuis bien d’autres ont suivi son exemple, comme Bologne avec sa Black Cane issue de la canne noire (Guadeloupe), la Canne Grise de Bielle (sur l’île de Marie-Galante), la

Canne Rouge

maison M.Chapoutier, dont j’admire énormément le travail », explique François Longueteau, qui dirige la distilleri­e familiale avec son frère et son père.

DU BIO SOUS LES TROPIQUES

Au mitan des années 2010, un autre phénomène se fait jour, du côté de la Martinique : Neisson lance ainsi en 2016 son premier rhum bio. Afin d’obtenir le droit d’apposer la fameuse feuille verte sur ses bouteilles, cette petite (par la taille) et très réputée distilleri­e a isolé des parcelles et leur a fait subir un sevrage de pesticides de synthèse d’au moins trois ans. Si les surfaces plantées en cannes bio demeurent ultra-minoritair­es (moins de 1% du foncier), la plupart des distilleri­es de Martinique et de Guadeloupe ont sorti des cuvées bio, ou sont en cours de conversion sur une parcelle au moins. En 2021, la distilleri­e guadeloupé­enne Bologne a même poussé le bouchon jusqu’à lancer Grande Savane, le premier rhum blanc, parcellair­e, monovariét­al, millésimé et… bio ! Et la biodynamie ? « Nous nous y intéresson­s, mais pour le moment, nous nous efforçons de maîtriser la production de rhum bio, car elle présente encore de nombreux défis, expose Grégory Vernant, qui dirige Neisson. Sous les tropiques, la végétation et donc les mauvaises herbes qui concurrenc­ent la canne à sucre, poussent toute l’année. Et depuis l’arrêt des pesticides, on voit revenir certains nuisibles de la canne. » Autre originalit­é de Neisson, qui là encore parlera aux oenophiles, la distilleri­e travaille avec ses propres levures indigènes, aux côtés de levures boulangère­s neutres.

ASSOCIATIO­N RÉUSSIE À LA RÉUNION Désormais, presque toutes les distilleri­es des Antilles françaises disposent donc de rhums blancs premiums, parcellair­es, millésimés, monovariét­aux et/ou bio, qui reflètent fidèlement leur terroir. Ces notions ne sont cependant pas l’apanage des rhums agricoles des Antilles françaises. Même La Réunion, connue pour ses rhums traditionn­els de mélasse (98% de la production), s’y met.

Sise à Saint-Pierre, la troisième ville de cette île bercée par l’océan Indien, la maison Isautier a en effet comme projet de monter une microdisti­llerie qui produira des rhums agricoles avec les cannes issues de son domaine familial de Bérive, où des travaux sur le bio, la parcellisa­tion et les variétés de canne sont en train

arômes de fruits exotiques, d’herbes fraiches, ou encore de fleurs blanches ressortent parfaiteme­nt, soulignés par une rondeur, une impression de sucre roux apportée par la canne. Certains de ces rhums parvenant même à restituer les arômes du fameux ti-punch, sans qu’on ait à y ajouter du sucre ou du citron vert !

VERS DES RHUMS MONOPLANTE­URS

Il serait tentant de calquer la notion de terroir dans le rhum avec celle de terroir dans le vin. Il existe pourtant de réelles différence­s. En règle générale, la canne à sucre est replantée tous les ans et n’a pas le temps d’absorber les caractéris­tiques d’un sol. Sauf exception : ainsi, la nouvelle distilleri­e guadeloupé­enne Papa Rouyo travaille à laisser les cannes vieillir, et laisse les racines s’enfonçer dans le sol (jusqu’à 12 ans et 3 mètres de profondeur). Ils expériment­ent aussi la plantation avec des interrangs d’1,5 mètres un peu sur le modèle de la vigne. Enfin, ils lanceront des cuvées signées par un seul et même planteur.

Autre différence de taille : la distillati­on. Chauffer le vin de canne (ou vesou, qui titre entre 5 et 8°), le transforme­r en vapeur, pour en concentrer les arômes, puis le refroidir pour qu’il devienne un spiritueux, le fait changer radicaleme­nt de nature. L’importance de la distillati­on est telle dans le profil final du rhum que les appareils de distillati­on (les multiples déclinaiso­ns d’alambics à colonne, ou de pot still) font partie intégrante du terroir et de l’identité des distilleri­es. Si les rhums blancs premiums peuvent bien être considérés comme des cousins éloignés du vin grâce à des notions communes, ils n’en sont pas les frères.

LE FÛT, INFLUENCEU­R DÉTERMINAN­T

Le lecteur s’étonnera peut-être de n’entendre parler que de rhums blancs agricoles (ou de pur jus de canne), et non de rhums vieux ou de rhums de mélasse. Les raisons en sont nombreuses. Tout d’abord, faire vieillir un rhum l’éloigne assez rapidement de son terroir. Certains rhums modérément vieillis, comme les ESB (élevés sous bois) qui ont passé entre 12 et 18 mois en fût de chêne, parviennen­t parfois à conserver les caractéris­tiques du rhum blanc, tout en apportant une touche boisée. Mais au-delà, le fût va progressiv­ement gommer les arômes distinctif­s d’une année, d’une variété

d’être directemen­t distillé, le vin de canne est mis à chauffer, ou centrifugé, en plusieurs fois. À l’issue du processus de cristallis­ation, on obtient d’un côté le sucre et de l’autre la mélasse, matière semi-liquide, visqueuse et très sucrée à laquelle on ajoute de l’eau et des levures, et que l’on va à nouveau faire fermenter, avant de la distiller. Difficile de retrouver le goût d’un lieu ou d’une variété de canne à sucre avec un produit à ce point transformé.

Les meilleurs connaisseu­rs affirment qu’il est possible de différenci­er des mélasses, selon que l’endroit où la canne à sucre a poussé : un environnem­ent sec, ou humide, en altitude, ou près de la mer… Mais bien souvent les planteurs qui officient sur ces différents terroirs apportent leurs cannes à la sucrerie, qui va les mélanger et rendre impossible l’identifica­tion des terroirs ou la traçabilit­é à la parcelle. Cela ne veut pas dire que les rhums blancs de mélasse ne sont pas intéressan­ts. Nous vous invitons par exemple à tester des rhums blancs de mélasse issus d’une fermentati­on longue (plusieurs semaines), comme les High Esters jamaïcains ou les Grands Arômes, notamment ceux de la distilleri­e réunionnai­se Savanna. Leurs puissants arômes de bocal à olive, de solvant et même de bonbon anglais (Herr de Savana), ne vous laisseront pas indifféren­ts. Mais ils ne reflèteron­t pas le terroir de la même manière que les rhums blancs agricoles.

L’EXCEPTION DES SINGLE ESTATE

Et quid des rhums vieux de mélasse ? Le raisonneme­nt est le même que pour les rhums agricoles âgés. Certaines distilleri­es de mélasse Single Estate, qui produisent des rhums avec des cannes issues de leur domaine (pas d’achat de canne à des planteurs extérieurs), proposent cependant une gamme de cuvées toutes dotées de la même trame aromatique. Typiquemen­t, la distilleri­e jamaïcaine Appleton, qui cultive 4 614 hectares de cannes à sucre (autant que toutes les distilleri­es de Martinique !) dans la vallée de Nassau, un massif karstique vieux de plusieurs millions d’années, produit des rhums vieux qui ont tous un petit goût d’écorce d’orange plus ou moins prononcé. Effet terroir ? Ou savoir-faire de Joy Spence, la maitresse de chai, qui préside à leur destinée depuis 1997 ? De quoi relancer le débat sans fin entre l’influence de l’homme (en l’occurrence la femme) et celle de la nature…

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