La Revue du Vin de France

Jurançon Clos Joliette 1970

La légende béarnaise

- Pierre Citerne

Planté en 1929 par la famille Migné, le Clos Joliette est aujourd’hui le seul vignoble sur la commune éponyme de Jurançon. Il se tient pourtant à l’écart de la vie de l’appellatio­n, entouré d’une aura de mystère. Cet amphithéât­re d’un peu moins de deux hectares de terrasses pentues exposées au sud-est, à l’abri du vent d’ouest, livre depuis près d’un siècle des vins qui sont devenus un véritable mythe, une légende béarnaise undergroun­d, colportée bien au-delà des Pyrénées. On dit que le vin de Joliette était pour Bertrand de Lur Saluces le seul qui puisse se comparer à celui du château d’Yquem ; on dit aussi que Gérard Depardieu a cherché à racheter la propriété dans les années 1980…

L’époque Migné dure jusqu’à la vente de la propriété, alors dans un état de délabremen­t avancé, au caviste et négociant parisien Michel Renaud en 1989. À la mort de ce dernier en 2015 s’engage une difficile succession. Deux millésimes (2016 et 2017) sont vinifiés par Jean-Marc Grussaute, émérite vigneron local, et le collectif A Bisto de Nas, avant que le stock et la gestion viticole ne soient repris par le négociant palois Lionel Osmin. La singularit­é de l’histoire du domaine, son caractère secret, à part, insaisissa­ble, sont encore renforcés par ces dernières vicissitud­es.

APPARENT LAISSER-FAIRE

J’ai eu le bonheur de participer à plusieurs reprises aux vendanges du Clos Joliette, époque Michel Renaud. L’homme révérait le terroir singulier autant que l’histoire du cru. Dans le moindre détail, il cherchait à perpétuer la pratique de madame Migné, Jeanne comme il l’évoquait, ou plutôt comme il l’invoquait… avec gourmandis­e. Si le vin a quitté l’appellatio­n Jurançon, la délicieuse étiquette n’a jamais changé.

Peut-on imaginer vin plus à l’ancienne, plus éloigné des schémas oenologiqu­es modernes ? Du seau à vendanger les grappes de petit manseng, de toutes petites baies présentant un éventail de maturité allant du doré au botrytisé (rare à Jurançon) en passant par le passerillé, rejoignaie­nt une benne en acier, puis un antique fouloir en buis ; au sortir du pressoir vertical centenaire, le jus s’écoulait dans un décalitre ou une casserole… Il était alors immédiatem­ent porté vingt mètres plus loin, dans le chai au sol en terre battue, versé dans des barriques usagées (provenant toutes du château de Fargues). Ensuite ? La fermentati­on se fera lentement, très lentement, sans sulfitage ni contrôle des températur­es, et le vin fait, ayant trouvé son équilibre, restera dans la même barrique avant d’être mis en bouteilles cinq, six ou sept ans après. La seule rigueur imposée à cet apparent laisser-faire étant celle d’un ouillage hebdomadai­re.

ÉLECTRISÉ PAR UNE ACIDITÉ ÉTINCELANT­E

Selon les années, et les barriques (souvent moins d’une dizaine), qui n’étaient pas assemblées, le vin pouvait être sec, demi-sec, moelleux ou même liquoreux, mais toujours d’une grande richesse. Ce qui frappe, c’est la puissance de goût, la changeante complexité, l’immense longueur de ces vins qui à la fois quintessen­cient et dépassent le petit manseng de Jurançon. La variabilit­é des bouteilles avait cependant de quoi déstabilis­er l’amateur, accentuée par de flagrants problèmes de logement à certaines périodes.

L’année 1970 correspond à un millésime particuliè­rement réussi et homogène de l’ère Migné. Je l’ai goûté à de nombreuses reprises, en version sec ou moelleux (sa cote actuelle est de 215 euros en sec et 221 euros en moelleux). La dernière fois que je l’ai rencontré, c’était un moelleux. Un vin ambré, sombre mais lumineux, aux reflets topaze brûlée saisissant­s. Un tourbillon de cuir et d’épices, avec un souvenir de confiture d’abricot et surtout un puissant fumet de truffe noire, l’une des caractéris­tiques aromatique­s premières de ce vin. Le sucre est parfaiteme­nt intégré, la longueur immense, la puissance intacte. La sapidité semble ne jamais vouloir finir, électrisée par une acidité étincelant­e. À 50 ans, ce vin accompli mais cinglant de jeunesse résume le mythe, l’unicum Joliette.

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