La Revue du Vin de France

L’affect d’un bordeaux aimé

- Alexis Goujard Olivier Poels

Depuis plus de vingt ans, le restaurant Les Colonnes,à Issy-les-Moulineaux, est la cantine de La RVF. Devant le légendaire chou farci de la maison, Olivier Poels et Alexis Goujard devisent sur les stimulus transmis par certains flacons. Sur la table, une bouteille de Château Haut-Marbuzet 2010.

Olivier Poels. Alexis, as-tu déjà réfléchi au pouvoir émotionnel d’un vin, à ce qu’il pouvait générer pour celui qui le boit ? Lorsqu’un vin est lié à des souvenirs, comme peuvent l’être un lieu, une odeur, un plat, il dépasse sa simple condition de boisson pour devenir un vecteur d’émotions.

Alexis Goujard. Je vois bien de quoi tu parles, Olivier ; en revanche, je ne vois pas où tu veux en venir… Tu as quelque chose à me faire goûter ?

OP. Exact ! Je sais que tu vas bientôt poser tes valises à Bordeaux pour t’occuper de Saint-Émilion, ce qui est formidable. Je voudrais donc te faire déguster un vin de cette région qui m’a marqué, et qui est probableme­nt à l’origine de ma vocation et de ma passion pour le vin. Ce n’est pas un saint-émilion mais c’est un autre saint. Estèphe, dans le Médoc. Voilà une bouteille de Haut-Marbuzet 2010.

AG. Ce château jouit depuis longtemps d’une très bonne réputation auprès des amateurs. Il m’est arrivé d’en boire, mais je ne le connais pas très bien. 2010 est un grand millésime, ça promet !

OP. Avant de te servir, je vais te raconter une petite histoire. En 1995, j’avais 24 ans et j’ai débarqué à Bordeaux, le nez au vent, pour découvrir les vins de cette région qui avaient déjà une solide renommée. J’ai eu la chance d’être reçu au château HautMarbuz­et par Henri Duboscq, qui m’a fait déguster un 1982. Cette bouteille m’a bouleversé. Ce fut là mon premier choc émotionnel avec un vin. Je suis reparti avec quelques bouteilles du millésime 1990 et j’ai depuis acheté des Haut-Marbuzet en primeur durant des années. Le 2010 que tu dégustes est justement une de ces bouteilles.

AG. Je suis frappé par l’ouverture du nez, sa sensualité, son côté explosif et rond, très charmeur.

OP. Précisémen­t les caractéris­tiques de Haut-Marbuzet, mais va plus loin, Alexis…

AG. La bouche déroule avec beaucoup d’élégance et le vin se resserre en finale, il est plus droit et plus racé que son nez l’annonçait. J’aime beaucoup ce fondu, cette rondeur gourmande. On perçoit une petite note d’élevage, mais elle est très intégrée.

OP. Oui, il y a à Haut-Marbuzet une proportion importante de merlots, plantés sur une magnifique veine d’argiles bleues, telles qu’on en trouve à Pomerol. C’est la signature de ce cru pour lequel j’ai une grande tendresse. De plus, j’ai toujours admiré l’homme qui l’a porté, Henri Duboscq.

AG. De quoi en perdre ton objectivit­é, Olivier ?

OP. Presque. Mais écoute donc cette autre anecdote : dégustateu­r à La RVF, j’ai été chargé de noter le millésime 2000. J’ai considéré que le château l’avait raté, produisant un vin trop maigre et trop fatigué, et je l’ai écrit. Cela m’a valu à l’époque une volée de bois vert de la part de tous les aficionado­s du cru. Quelque temps plus tard, Henri Duboscq m’a confié que mon jugement était le bon, et qu’il n’avait pas été assez sélectif et exigeant. Cela en dit long sur l’honnêteté du personnage.

AG. Cela pose effectivem­ent la question épineuse du rôle de l’affect dans une dégustatio­n. Je ne te demanderai donc pas comment tu trouves ce vin…

OP. Il est totalement Haut-Marbuzet ! Allez, je t’en ressers un verre, Alexis.

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