La Tribune de Lyon

MOURAD MERZOUKI : « JE VIS TOUT CE QUI M’ARRIVE COMME UN CONTE DE FÉES »

- PROPOS RECUEILLIS PAR CAROLINE SICARD

Avec six spectacles en tournée dans le monde entier, Mourad Merzouki est devenu une star du hip- hop, son nom est même entré dans le Larousse. Ce mois- ci, le créateur de la compagnie Käfig a fait l’ouverture des Nuits de Fourvière, et il donnera le coup d’envoi de la Biennale de la danse à la rentrée. Celui qui, gamin, a appris le hip- hop en dansant devant sa télé à Saint- Priest n’en revient toujours pas d’en être arrivé là. Vous avez fait l’ouverture des Nuits de Fourvière avec Folia, un spectacle créé pour l’occasion. Quelle a été votre réaction quand Dominique Delorme vous l’a proposé ?

MOURAD MERZOUKI : C’était la panique à bord ! On se connaît depuis 20 ans avec Dominique, il avait déjà accueilli plusieurs de mes spectacles, mais il voulait une création spéciale. Or, nos calendrier­s ne concordaie­nt jamais. Il y a un an et demi, il m’a proposé à nouveau de me programmer. Je voulais reprendre un de mes spectacles, mais quand il m’a dit que c’était pour l’ouverture, j’ai dû changer mon fusil d’épaule.

En septembre, vous ferez l’ouverture de la Biennale de la danse avec une autre création, Vertikal. Vous êtes très demandé aujourd’hui, quel regard portez- vous sur votre parcours ?

Ce n’était pas gagné : je n’ai pas fait d’école de danse, j’ai appris le hip- hop en regardant l’émission H. I. P

H. O. P le dimanche, avant d’aller m’entraîner dans la rue avec les copains. C’était un peu notre conservato­ire. À l’époque, tout le monde disait que c’était une danse éphémère, que ce n’était même pas une danse d’ailleurs. Quand j’allais voir des partenaire­s publics pour monter mes projets, on me répondait : « Mais voyons, Mourad, le hip- hop, ce n’est pas sérieux. » Alors aujourd’hui, quand les programmat­eurs me proposent ces rendez- vous très importants, forcément j’y suis sensible. On me reproche parfois d’en faire trop, mais je suis comme un funambule, j’ai peur de tomber, que tout s’arrête du jour au lendemain. Je vis tout ce qui m’arrive comme un conte de fées.

La première personne à avoir cru en vous aurait été Guy Darmet, l’ex- directeur de la Maison de la danse. C’est vrai ?

Il y a eu d’abord Jean- Marie Bihl, le directeur du théâtre de Saint- Priest, qui a ouvert les portes de son © établissem­ent à ma première compagnie, Accrorap. Puis Guy Darmet nous a très vite proposé de venir danser. Il y avait une vraie prise de risque de sa part. Notre première scène à la Maison de la danse, c’était pour une soirée partagée avec d’autres compagnies. Lui ne s’en rendait peut- être pas compte, mais tout à coup, quelqu’un nous faisait confiance, nous offrait une reconnaiss­ance à la fois artistique et sociale alors qu’on avait toujours eu l’impression d’être rejetés à cause de nos origines. Sa confiance nous a donné des ailes.

Quel a été le déclic dans votre carrière ?

En 1994, on est parti avec Accrorap à Zagreb, en Croatie, dans un camp de réfugiés. Je me suis rendu compte de la puissance de la danse, du corps, en tant qu’outil pour aller vers l’autre, même quand on ne parle pas la même langue. Je suis rentré bouleversé, en me disant que je voulais faire de la danse mon métier. L’année suivante a été une année charnière avec les copains, nos relations devenaient de plus en plus tendues, on avait des désaccords artistique­s. D’un côté, la presse trouvait ça génial ces petits jeunes qui faisaient du hip- hop différemme­nt, de

l’autre il fallait qu’on trouve notre sensibilit­é artistique. Alors j’ai quitté la compagnie pour créer le spectacle Käfig. C’est de là que tout est parti pour moi. Puis en 1998, j’ai explosé avec Récital, la première création pour laquelle j’avais de vrais moyens. Elle a tourné 15 ans à l’étranger et m’a permis de me faire connaître partout dans le monde.

Vous voyagez toujours autant ?

J’essaie de suivre les spectacles en début de tournée mais c’est de plus en plus dur entre Pôle en scènes à Bron et le CCN à Créteil. Mais je choisis quand même les endroits sympas pour partir ! Depuis que je suis tombé dedans, j’adore voyager, j’ai du mal à rester en place. Entre Folia que j’ai créé à Bron et

Vertikal à Créteil, j’ai dû rester plusieurs mois aux mêmes endroits. Du coup, j’ai hâte de repartir à l’automne : je vais suivre Pixel en Amérique du Sud puis j’irai au Japon pour un projet de transmissi­on.

Votre nomination au centre chorégraph­ique national de Créteil en 2009 a été une vraie reconnaiss­ance…

C’était une reconnaiss­ance institutio­nnelle. On te donne les clefs d’une maison qui jusque- là été données à des esthétique­s contempora­ines. C’est une décision qui a acté la reconnaiss­ance du hip- hop comme une véritable danse. D’un point de vue personnel, cette nomination m’a permis de monter des créations plus ambitieuse­s. Jusque- là, la compagnie Käfig travaillai­t dans des conditions archaïques. Je créait de manière vagabonde entre un gymnase, des studios à Toulon, Marseille, Lille… C’était épuisant. J’étais quand même accompagné par Bron, une ville courageuse, mais qui avait peu de moyens. C’est parce que je suis entré dans un CCN labellisé que j’ai eu les moyens de créer Boxe Boxe.

Malgré Paris et vos voyages, vous êtes resté ancré sur le territoire lyonnais. À Bron, vous avez créé un centre chorégraph­ique dédié au hip- hop, le Pôle Pik. C’est un moyen de donner leur chance aux jeunes comme on vous a donné la vôtre ?

Je me considère comme un passeur. Je suis attaché à l’idée d’accompagne­r les danseurs vers la création, de leur donner des outils qu’on n’a pas eus à l’époque. J’ai monté la formation Campus avec les moyens du bord, nous ne sommes même pas labellisés mais je suis convaincu qu’il faut accompagne­r les danseurs. Il y a deux ans, une grosse polémique a éclaté car le gouverneme­nt voulait créer un diplôme d’État pour le hip- hop. J’y étais favorable, mais de nombreux acteurs du hip- hop me sont tombés dessus car ils considérai­ent cette discipline comme une danse de rue qui n’a pas besoin de diplôme. Moi, je pars du principe qu’en France, s’il y a des conservato­ires conçus pour la danse, alors pourquoi pas pour le hiphop ? C’est une discipline qui doit continuer à évoluer dans la rue, mais en même temps, elle a besoin des institutio­ns pour avoir accès à des outils de créateurs et se renouveler. Ce n’est pas parce qu’une structure nous accompagne qu’on travestit le hip- hop.

On sent une vraie générosité dans vos spectacles. Vous vous considérez plutôt comme un chorégraph­e populaire ?

Certains journalist­es voudraient que je fasse des spectacles sur la banlieue, ils disent que je suis dans la facilité parce que mes créations sont divertissa­ntes. Mais je ne suis pas un artiste engagé car je ne sais tout simplement pas parler de ces choses- là. Ça m’agace parce que j’essaie à chaque fois de ne pas être dans la facilité. J’aurais pu faire trois Pixel, quatre Boxe Boxe… Puis, je pense d’abord au public qui a payé sa place et qui veut être surpris. Mon travail se situe entre le populaire et l’exigeant.

Autre reconnaiss­ance cette année, votre nom est entré dans le dictionnai­re Larousse. Votre famille doit être fière de vous…

Je viens d’une culture où l’on ne se dit pas trop les choses. C’est sûr qu’au début, mes parents étaient inquiets car ils ne pensaient pas que je puisse vivre de la danse. Quand j’ai eu mon premier article de presse avec une photo où j’étais à côté du maire de Saint- priest, ça les a rassurés : « S’il est à côté du maire et pas du flic, c’est que tout va bien ! » ( rires) Depuis, ça va mieux, mais dans les pays du Maghreb, la danse reste taboue. Elle est associée au féminin et n’est pas considérée comme un métier. En France aussi, on a cette image. Aujourd’hui encore, mon père ne dira jamais que son fils fait de la danse, il préfère dire que je fais du sport de haut niveau !

En France, il y a des conservato­ires conçus pour la danse, alors pourquoi pas pour le hip- hop ?

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