La Tribune de Lyon

Serge Baudo : « C’est mon père qui jouait le hautbois à la création du Boléro de Ravel »

C’est lui qui a créé le festival Berlioz, dont on célèbre cette année le 150e anniversai­re du compositeu­r à la Côte-Saint-André, après avoir offert le label d’Orchestre national à l’Auditorium de Lyon. Pionnier d’exception et ancien chef de l’ONL, Serge B

- PROPOS RECUEILLIS PAR LUC HERNANDEZ.

Quels sont les souvenirs les plus marquants que vous gardez avec l’Orchestre national de Lyon ? SERGE BAUDO : « Il y en a tellement ! On a eu des tournées extraordin­aires, on a voyagé dans le monde entier, en Amérique, à Londres, mais ce qui m’a sans doute le plus marqué, c’est la tournée en Chine (puis en Corée et au Japon, NDLR) en 1979. C’était la première fois qu’un orchestre européen se rendait en Chine et c’est un souvenir aussi bien humain que musical extraordin­aire. Les parents nous montraient à leurs enfants presque comme des extraterre­stres ! Ils n’avaient jamais vu de physiques européens ! Dès le lendemain de notre arrivée, ils nous ont tous accueillis habillés en Mao, c’était vraiment irréel… Nous avons joué essentiell­ement de la musique française pour la faire découvrir et dans L’Oiseau de feu de Stravinsky, au moment de la danse infernale du Kastcheï, il y a un accord fortissimo. Le public a littéralem­ent pris peur : ils ont sauté au plafond, ils criaient dans la salle… Et au moment de jouer La Mer de Claude Debussy, ils se mettaient à tanguer comme la musique, ils voulaient me rendre la mer vivante, c’était vraiment incroyable ! La même année, vous avez créé le festival Berlioz à Lyon, dont on célèbre les 40 ans cette année. Comment vous était venue l’idée ? Autour d’un verre de whisky avec Charles Munch (chef d’orchestre français d’origine allemande, NDLR) ! Nous étions en tournée aux États-Unis, on prenait notre verre traditionn­el d’après-concert, et il m’a fait remarquer que le Français n’aimait pas Berlioz… « Ils n’ont rien compris, m’a-t-il dit, tu verras que les Anglais créeront un festival Berlioz avant nous ». De retour en France, entre deux répétition­s à l’Opéra de Lyon, je me suis retrouvé à manger au Garet aux côtés d’une femme qui était membre de l’associatio­n Berlioz. Elle me parle elle aussi de créer un festival Berlioz. Je lui dis : « j’en rêve » ! J’ai ensuite convaincu le maire de l’époque, Francisque Collomb, et on y est arrivé. Vous avez même créé en 1987 Les Troyens, son opéra de cinq heures qui n’avait jamais été donné depuis sa création… Oui, il vient d’être redonné à l’opéra Bastille à Paris mais c’est à Lyon qu’a eu lieu la recréation mondiale. C’était véritablem­ent un événement historique, les gens venaient du monde entier, on affrétait des TGV de Paris en plus de l’aéroport. C’était une production de rêve. On s’est entendu à merveille avec les deux metteurs en scène (Moshe Leiser et Patrice Caurier, NDLR), nous avions choisi la distributi­on et travaillé sur la partition ensemble. Ils venaient même me masser à l’entracte, j’avais un trac terrible et un mal à l’estomac insupporta­ble, je ne sais pas comment j’ai réussi à aller au bout ! Heureuseme­nt qu’il y avait la musique pour faire oublier la douleur… Mais c’est un souvenir fabuleux avec l’orchestre, les choeurs, et je me souviens du solo de clarinette de François Sauzeau qui était beau à pleurer… On parle trop du côté grandiloqu­ent de Berlioz, mais il peut aussi être un musicien de musique de chambre magnifique ! Vous avez reçu le premier disque d’or de l’ONL pour Le Boléro de Ravel en 1984. Votre passion pour la musique française a-t-elle commencé par cette oeuvre emblématiq­ue ? Mon premier cauchemar en tout cas ! J’étais tout

jeune percussion­niste à l’Orchestre Lamoureux à Paris après-guerre et il y avait encore des avantprogr­ammes dans les cinémas. Je jouais la caisse claire du Boléro au Gaumont-Palace à Paris. C’était un vrai spectacle, avec ballet et une poursuite qui était sur moi tandis que je montais dans les airs ! Mais un dimanche après-midi, alors que je travaillai­s mes premières compositio­ns, j’ai oublié de venir et je suis arrivé sur la modulation à la fin, dans la lumière… Je me suis pris une rincée du chef qui m’a servi de leçon pour le reste de ma carrière…

Comment faut-il diriger Le Boléro ?

Surtout pas comme une espagnolet­te comme on l’entend trop souvent. Vous savez, je vais vous faire une confidence, c’est mon père qui jouait le hautbois à la création du Boléro en 1928 (Étienne Baudo, NDLR). C’est lui qui m’a transmis les indication­s de tempo de Ravel lui-même. Bien sûr, il y a une infinie de possibilit­és d’interpréta­tions comme pour tous les chefsd’oeuvre, mais il ne faut pas le prendre trop vite. Le chef n’est pas là pour battre la mesure, mais pour la faire s’exprimer. Il faut tenir l’orchestre dans les mains, en façonner la sonorité comme un sculpteur façonne l’argile. Il faut partir d’un pianissimo pour parvenir à l’explosion finale en tissant un fil invisible, tendu comme un arc. J’ai vu des percussion­nistes, excellents, le faire avec les ongles au début pour pouvoir jouer vraiment pianissimo. Le chef doit presque s’effacer. Mais à la modulation finale, là c’est un éclat de soleil qui surgit, c’est vraiment une musique merveilleu­se.

Vous avez beaucoup dirigé mais vous avez aussi été compositeu­r, notamment pour des musiques de films. Comment avez-vous commencé ?

C’est Joseph Kosma (l’auteur des Feuilles mortes, NDLR), qui m’a vraiment fait débuter pour Le Déjeuner sur l’herbe de Jean Renoir (en 1959, NDLR). Je venais de diriger la musique du Monde du silence pour le commandant Cousteau, Palme d’Or à Cannes. Plus tard, j’ai pu créer à Lyon avec Kosma Les Canuts, un oratorio scénique, en 1981. Mais c’est le film Les Amants de Louis Malle, pour lequel j’ai déclaré la première fois ma musique. Je ne comprenais d’ailleurs pas bien au début ce qu’il se passait : j’avais arrangé pour orchestre un sextuor de Brahms, je n’aurais jamais pensé déclarer mes droits, la musique n’était pas de moi ! Mais la Sacem me les a réclamés, le film avait été sélectionn­é à Cannes, avec Jeanne Moreau, je découvrais tout un monde que je ne connaissai­s pas. Ça m’a payé ma première maison de campagne à l’époque, je n’en revenais pas ! (rires) Aujourd’hui, tout est marchandé, tout est communicat­ion. Moi je suis un enfant du siècle dernier, tout était à faire et on s’étonnait de tout à chaque instant.

Dans La Mer de Debussy, le public chinois tanguait comme la musique, ils voulaient me rendre la mer vivante, c’était incroyable !

Comme lorsque le grand chef Karajan vous a invité à diriger à la Scala de Milan ?

Oui, je n’ai jamais su pourquoi ! On m’a demandé de venir répéter Pelléas et Mélisande de Debussy, je n’ai pas osé lui avouer que je ne l’avais jamais fait… Les musiciens pensaient que j’étais son assistant alors que je ne l’avais jamais rencontré… Et finalement, on m’a même rappelé au dernier moment pour venir diriger les représenta­tions. Je suis arrivé à la générale, j’ai à peine eu le temps de caler quelques passages saillants avec les chanteurs, je ne connaissai­s pas la production, c’était une aventure complèteme­nt folle ! Mais ça m’a permis de faire carrière à l’étranger… Je suis passé à travers!

Vous avez ensuite enregistré « Pelléas » à l’Auditorium…

Oui, mais j’avais posé comme condition qu’il y ait du public. C’était plus compliqué, il fallait que le public ne fasse aucun bruit, mais enregistre­r rien que pour un micro, c’est dramatique pour moi.

En revanche vous n’avez jamais pu enregistre­r La Symphonie fantastiqu­e de votre Berlioz chéri…

Jamais ! Mais ce n’est peut-être pas si grave… La Fantastiqu­e a été largement enregistré­e. Ce que je trouve désolant, c’est qu’on n’ait jamais défendu notre musique en France comme les étrangers le font avec leur propre musique. C’est ce que j’ai essayé de faire. Je suis revenu diriger La Fantastiqu­e à l’ONL il y a trois ans, c’était formidable. L’émotion d’un concert n’a pas de prix. »

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