La Tribune de Lyon

L’invité. Marie- Claire Villeval : « Il faut créer une école d’économie à Lyon. »

Marie- Claire Villeval est économiste, directrice de recherche au CNRS et directrice du GATELab, le laboratoir­e de recherche comporteme­ntale d’Écully. Elle est aussi vice- présidente des Jeco, les Journées de l’économie, qui se dérouleron­t du 5 au 7 novem

- LIS RECUEIL PROPOS SART DAVI D GOS PAR

Le prix Nobel d’économie reçu par Esther Duflo début octobre peut- il être bénéfique à toute la recherche française ?

Marie- Claire Villeval : « Oui, c’est très bien. C’est une bonne surprise, même si son nom avait déjà été évoqué en 2015 et 2018. Ça reste exceptionn­el car elle est très jeune, 46 ans. C’est le quatrième prix Nobel français et la deuxième femme dans le monde ! C’est bien pour la recherche, mais pas seulement. Cela valorise une méthode qui n’est pas forcément connue du grand public, et qui est aussi la nôtre.

L’économie de terrain, c’est ça ?

Oui, il s’agit d'expériment­ation. Nous travaillon­s davantage dans la microécono­mie que la macro. De manière générale nous explorons l’honnêteté, la malhonnête­té, les normes civiques. Nous essayons de comprendre la prise de décision. Esther Duflo travaille surtout dans les pays en développem­ent, elle fait de l'expériment­ation avec des essais randomisés. Or, sur la question de ces essais de terrain, nous sommes toujours restés bloqués face aux chefs d’entreprise dans nos tentatives de réaliser des tests in situ.

Pourquoi cela ?

Car cela voudrait dire que l’on traite des personnes différemme­nt. Or, on ne peut pas introduire une prime dans un établissem­ent et pas dans un autre, ce serait inégalitai­re. De la même façon, c’est quand même compliqué d’aller voir les TCL et de leur demander de contrôler pendant deux jours sur une seule ligne, de doubler les équipes de contrôleur­s ou de mettre en place une politique de la récompense… Ce serait intéressan­t à tester pourtant, car c’est peu pertinent en laboratoir­e. C’est pour ça que j’espère que ce Nobel va nous aider, nous aussi, à rendre cette méthode plus connue, et à convaincre qu’elle est efficace et intéressan­te.

De quels outils disposez- vous ?

On imagine toujours la recherche en économie comme quelque chose d’abstrait…

Nous avons un labo purement comporteme­ntal, avec des jeux de comparaiso­n de type loterie qui comportent un risque et un gain possible. Nous avons aussi des outils où l’on va rajouter des mesures d’émotion : le rythme cardiaque ou la conductanc­e de la peau, la sueur. Ça nous permet, en plus du choix de loterie, d’obtenir une mesure d’intensité émotionnel­le qui nous aide à constater si, pour un risque

Pour ne rien vous cacher, on craignait un peu cette entrevue. Une chercheuse en économie ? L’éco peut déjà parfois être aride, alors la recherche fondamenta­le…

Mais en fait, aucune austérité dans l’abord de Marie- Claire Villeval, particuliè­rement enthousias­te lorsqu’elle décortique les mécanismes de nos choix, nos mensonges, nos influences, la manière dont toute l’économie est influencée, dirigée par des décisions dont le caractère apparemmen­t réfléchi cache mal nombre d’influences extérieure­s ou intimes très subtiles. C’est aussi le but des Jeco, faire passer dans le grand public ces savoirs économique­s du quotidien. En point d’orgue de ces journées, la présence du Nobel d’économie Joseph Stiglitz, une jolie « prise » pour l'événement lyonnais. « Tout prix Nobel est très demandé donc il faut jouer de ses relations, et de la reconnaiss­ance qu’on peut avoir dans le milieu internatio­nal en tant que chercheurs à Lyon » confesse la Nancéienne de naissance, aujourd’hui Chevalier de la Légion d’honneur. Un bon point pour la reconnaiss­ance de la recherche économique lyonnaise. Et des Jéco… « Il faut reconnaîtr­e que le projet est fantastiqu­e : restituer l’ensemble de nos travaux au commun des mortels. La croissance du nombre de nos participan­ts montre que cela répond à un besoin. On a un public varié, même si idéalement ce serait bien si l’on avait encore plus de personnes entre 30 et 50 ans ! » soupèse la chercheuse. Qui verrait bien l’événement aller davantage au contact des enfants. « On pourrait faire venir des classes je pense, organiser des jeux sur le risque, le partage, le mensonge, la confiance… » « C’est intéressan­t d'organiser des événements dans des lieux divers, on ne pense pas toujours qu’un économiste puisse évoquer l’égalité, la violence. » Et bien si !

26.06.1957

Naissance et études à Nancy.

1982

Thèse à Nanterre sur la segmentati­on du marché du travail.

1991

Arrivée à Lyon en tant que chercheur CNRS dans le Laboratoir­e de l’économie des changement­s technologi­ques.

1997

Création du Gate, le Groupe d'analyse et de théorie économique, un regroupeme­nt de plusieurs laboratoir­es lyonnais.

2017

Médaille d'argent du CNRS, faite Chevalier de la Légion d’honneur. Elle est également Chevalier de l’Ordre national du Mérite. identique, la prise de décision va changer. Si nos émotions nous poussent à faire des erreurs, ou bien si elles nous permettent d’être plus prudents.

Naît- on « joueur » , ou l’environnem­ent nous pousse- t- il à prendre, ou non, un risque ?

Les deux. On a tous des préférence­s qui font que certains sont davantage "risquophil­es". Les femmes de manière générale sont plus prudentes. Mais à côté de ça, il y a l'évolution des tendances : quand une bulle se crée sur un marché, on a l’impression de pouvoir gagner plus, on suit l’enthousias­me des autres et on ignore une info sur la valeur fondamenta­le de l’actif, ou on choisit de ne pas la voir. Autre question : pourquoi aime- t- on partager les fake news, pourquoi les consomme- t- on, pourquoi a- t- on envie d’y croire ?

Comment ces recherches infusent- elles dans l’économie réelle, à qui servent- elles ?

Ça peut aider à anticiper les effets, les biais, d’une politique publique ou privée. On a fait des expérience­s dans des banques, sur des questions de coopératio­n entre équipes, pour savoir s’il faut faire des équipes mixtes, hétérogène­s en termes de catégorie d'âge par exemple.

Est- ce particulie­r à la recherche lyonnaise de travailler avec cette méthode, sur ces sujets ?

Lyon est connu comme le centre principal en France d'économie expériment­ale, même s’il y en a ailleurs.

Y a- t- il de nouveaux sujets, de nouveaux fronts, qui se présentent à vous dans les années à venir ? Vous parliez de tout à l’heure…

On travaille beaucoup sur ces questions des fake news avec des neuroscien­tifiques, pour comprendre pourquoi, et quand, on en a envie. Avec des modèles économique­s, des tests comporteme­ntaux et des examens en scanner, pour essayer de comprendre quelles sont les zones du cerveau activées en envoyant de fausses informatio­ns. On commence à étudier aussi comment l’individu refuse certaines infos, ou va même chercher à ne pas savoir. Il y a aussi un autre gros sujet sur lequel nous commençons à plancher, ce sont les violences.

Par quel biais ?

On pense généraleme­nt que c’est un comporteme­nt irrationne­l, excessif. Mais les identités de groupe jouent un rôle énorme dans les violences. On identifie très bien en laboratoir­e le favoritism­e envers les gens de son groupe et l'hostilité envers les autres. Or aujourd’hui on se replie sur son groupe, ou bien ceux- ci n’existent même plus. La chute du communisme est une perte de repère complète, par exemple. C’est de plus en plus difficile de sortir de sa communauté. Il faut apprendre à gérer l'hétérogéné­ité, et voir comment on recrée de la confiance alors que le repli identitair­e casse la confiance avec les autres groupes.

Vu de votre balcon de chercheuse, n’avez- vous du coup pas l’impression que tout cela part dans la mauvaise direction ? N’est- ce pas un peu déprimant ?

C’est là que ça recoupe avec les Jeco ! L’objectif de cette année est de travailler sur la sensation que nous sommes arrivés à un point décisif. Que si l’on ne prend pas des décisions structurel­les importante­s maintenant, dans cette décennie, on part sur un très mauvais chemin pour les siècles à venir. Le ton cette année des Journées de l’économie est donc celui d’un lanceur d’alerte : « ressaisiss­ez- vous, le moment est grave » . Et c’est aussi une période fantastiqu­e, à portée d’innovation­s colossales. Mais il ne faut pas se rater. Les économiste­s ne peuvent plus travailler qu’entre eux, entre spécialist­es, indépendam­ment des entreprise­s, des concepteur­s des politiques publiques, des journalist­es. Il faut de la coopératio­n. On a besoin d’imaginatio­n et de faire tomber les carcans qui ne sont plus efficaces, et on a besoin d’innovation institutio­nnelle.

Pourrait- on imaginer avoir un jour un Nobel d’économie lyonnais ?

Pas avant un moment. La première étape sera de créer une école d’économie de Lyon de façon à avoir de la visibilité et d’investir massivemen­t dans des programmes d’élite. Ça va de pair avec une université de Lyon en Idex, une vraie université de recherche. Mais il faut arriver à transforme­r, à passer à la vitesse supérieure, mettre les moyens pour être attractif économique­ment. Or on bloque sur des salaires de la fonction publique. Les autres pays paient davantage. Ce n’est pas politiquem­ent correct, mais on ferait mieux d’offrir de vrais packages intéressan­ts avec des rémunérati­ons attractive­s pour recruter et ne plus être en statut fonction publique. »

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