À Grézieu- la- Varenne, le combat des damnés de la terre polluée
Depuis 40 ans, le sol souillé et pollué d’une ancienne blanchisserie industrielle malmène les riverains d’un quartier résidentiel de Grézieu- la- Varenne. Rien n’a pourtant empêché, malgré les procès, les PV et les plaintes, sa transformation en logements. Certains habitants sont aujourd’hui confrontés à des concentrations de trichloréthylène impensables et une résidante a même dû quitter les lieux en urgence. Comment et pourquoi tout le monde a fermé les yeux ?
Dans ces replis paisibles de Grézieu- la- Varenne, havre vert à 30 minutes de Lyon, les allées portent des noms bucoliques. On déambule par celle des Sources, on croise celle des Saules ou des Lauriers, on débouche sur l’impasse du Tupinier. Paisible et naturel en somme… Sauf qu’ici la terre sent le soufre… et beaucoup le trichloréthylène. Tout le monde avait oublié, ou caché, que le cauchemar rôde en sous- sol, se niche dans une terre polluée depuis des décennies. Il a ressurgi soudainement ces dernières années, et il y a six mois au fond d’un trou noir et menaçant creusé en urgence au beau milieu du jardin d’Audrey Marcodini. Elle avait acheté ce coquet rez- de- jardin en 2019, qui conserve le charme industriel de l’ancienne usine qui occupait les lieux autrefois, une blanchisserie peu à peu transformée en habitations. Avec sa fille de 14 ans, les jours s’écoulaient tranquillement. Il y avait bien ces insomnies, « cette odeur qui pique le nez parfois » , mais rien de tangible pour la mettre en garde. Et puis, un jour de mars 2020, est arrivé un étrange et déroutant coup de fil. « Une entreprise m’indique qu’elle doit venir en urgence faire des sondages » , se souvient la jeune femme. Le début du cauchemar.
Lors d’une réunion publique organisée pour les riverains par les autorités et la Mairie, elle apprend alors qu’une pollution a été découverte chez une voisine à l’occasion de travaux, une noirâtre nappe qui inquiète et regorge de trichloréthylène, vestige bien embarrassant et potentiellement dangereux de l’ancienne blanchisserie. On impose à tout le quartier de ne plus boire l’eau du robinet, même à certains riverains de ne plus se doucher. Les analyses du sol confirment : la pollution a gagné la nappe phréatique et migre sous les maisons.
Des taux de polluants édifiants. Après travaux, la situation semblait toutefois être revenue à la normale ; les autorités approuvèrent le retour de l’eau dans les verres. Mais c’est dans l’air que le diable a continué sa ronde. Les premières mesures indiquent en effet un niveau élevé de pollution qu’il faut établir plus précisément. Le verdict final fait froid dans le dos : « Normalement, la concentration en trichloréthylène est de 10 μg/ m ³
d’air, on a relevé chez moi jusqu’à un taux de 8 148 ! » Dans la chambre de sa fille, on relève 2 137 μg/ m ³ , la panique s’installe et les autorités demandent à Audrey Marcodini de quitter immédiatement les lieux. « Ma maison, c’était un coup de coeur, je l’avais choisie pour me reconstruire, et voilà qu’elle était devenue un danger. » Depuis, elle est relogée dans un appartement à proximité, dont le loyer est payé par l’Ademe, bien loin de ses rêves de jardin et de sérénité, propriétaire d’un bien frappé de soupçons, dont elle ne sait si elle pourra le revendre un jour ni à quel prix… Hormis son évacuation, « il n’y a pas d’urgence à intervenir puisqu’il n’y a pas de risque sanitaire associé à cette concentration à court et moyen termes » , estime en effet la préfecture ; « cependant, des travaux de dépollution devront être réalisés afin de retrouver une qualité de l’air à des niveaux et dans des délais conformes aux recommandations sanitaires » , admet l’État. De quoi faire bondir les riverains. Ils ont aussitôt relevé, dans cette déclaration, que l’État ne s’engageait pas sur les conséquences d’une exposition prolongée à ces produits chimiques. Personne ne sait dire ce que le poison peut faire à long terme.
Cette pollution est « à mettre en lien avec les activités de l’ancien site des établissements Mercier et Dasi » , relèvent pourtant les autorités qui ont fait mener ces investigations et les poursuivent dans une vaste zone autour de l’ancienne usine. Pour tous, cela ne faisait guère de doute. Pourtant, ce sont les descendants du propriétaire de l’usine, Louis Mercier, qui peu à peu ont fait transformer le site en habitations, ont vendu ou mis en location différents lots. Que savaient- ils du degré de pollution des sols et des manquements répétés aux obligations de déclaration qui émaillent l’histoire du site ? Comment, malgré les alertes et les procès anciens, jamais la mairie, l’État ou les propriétaires n’ont mené de plus fines investigations et fait dépolluer les lieux ?
Les combats d’une riveraine. Ces questions ont longtemps empêché de dormir Mélanie Devers, autre résidente du quartier et figure infatigable de la lutte engagée par les riverains. Des nuits entières, elle a compulsé des documents, tapé aux portes des administrations les jours suivants pour récupérer des pièces « introuvables en mairie, qui ont toutes disparu » , soulève- t- elle. Des semaines à remonter les titres de propriété des descendants du fondateur de l’usine. Un travail de titan.
Elle aussi avait découvert par hasard l’étendue des dégâts à l’occasion de travaux qui ont révélé une « nappe d’hydrocarbures importante, le maître d’oeuvre n’avait jamais vu ça » , se souvient- elle.
On retrouve pourtant trace des premières interrogations dès les années 1973- 1974, le maire de l’époque signalant à l’État que les terrains attenants à l’usine sont transformés « en véritable bidonville » . Les plaintes se succèdent et, régulièrement jusqu’à
1982, l’État exige du patron de la blanchisserie qu’il se mette en conformité avec la loi sur les installations classées. Finalement, un PV est dressé constatant sa carence et imposant au site de demander désormais une autorisation pour pouvoir continuer son activité. Le propriétaire préférera officiellement diminuer la capacité de traitement du linge, et cesser le stockage d’encombrants et de fûts sur ses terrains pour rester sous le régime de la simple déclaration d’activité. L’État semble en prendre acte et dès lors toute surveillance s’interrompt. Personne ne songe à sonder les sols… Pourtant, les soupçons ne se sont pas éteints, les inquiétudes et procédures se multiplient. Un premier procès se tiendra même à partir de 1979, initié par une maraîchère dont l’eau et les terres sont devenues impropres à son activité ( voir ci- dessous).
Comment, malgré toutes ces alertes répétées, 40 ans durant, le site a pu ainsi perdurer sans injonction à dépolluer et évoluer vers sa transformation en logements ? C’est un casse- tête qui devrait encore se poursuivre devant les tribunaux là où Mélanie Devers attaquait déjà, début mai, les vendeurs de son logement et les notaires qui ont chapeauté la transaction. Elle exige qu’ils paient la dépollution du site ou, subsidiairement, qu’ils soient condamnés à verser une indemnité pour dol. En droit, il s’agit des agissements ou dissimulations qui ont pu tromper l’acquéreur et l’inciter à donner un consentement qu’il n’aurait pas forcément accordé en connaissance de cause. Mélanie Devers cite par exemple la mention, dans son compromis de vente, que le site n’aurait jamais figuré au titre des installations classées et estime que le vendeur, Cyrille Mercier, petit- fils du fondateur, connaissait parfaitement l’historique du site. La décision a été renvoyée à début juillet. Et pourrait former le début d’autres procédures judiciaires pour établir si des manquements, fautes, ou ententes illicites ont permis peu à peu la transformation des lieux sans dépollution.
Mélanie Devers se souvient avoir retrouvé un document dans ses cartons, signé par le maire de l’époque pour valider la transformation du garage de l’entreprise en habitation qui est devenue sa maison. Le premier magistrat de l’époque qui en a acté, Yves Hartemann, connaissait bien la famille puisqu’il fut l’époux d’une des héritières et propriétaires à l’origine de certains lots issus de l’usine, Colette Mercier. Le loft qu’Audrey Marcodini a dû quitter en urgence a fait partie de ce patrimoine des débuts, puis fut cédé à un autre occupant qui n’a, lui, jamais eu à connaître de la pollution. L’exilée de Grézieu, mise à la porte de chez elle par une pollution sans précédent, s’interroge aussi sur le rôle des notaires dans sa transaction qui, d’après elle, avaient reçu l’assignation de Mélanie Devers quelques semaines auparavant et auraient donc pu être alertés et auraient pu vérifier plus loin en conséquence. Sollicités par Tribune de Lyon, Yves Hartemann, l’étude notariale et les conseils de Cyrille Mercier n’ont pour l’heure pas souhaité répondre à nos questions. Mais le sol pollué n’a peutêtre pas fini d’agiter les vieux fantômes.