La Tribune de Lyon

Mon déjeuner avec Arnaud Manzanini

-

Arnaud Manzanini nous rejoint chevauchan­t un destrier bien différent de celui qu’il a martyrisé sur les routes nordiques enneigées : un deux- roues de Vélotaf capable d’emporter ses deux enfants à l’arrière et ses courses à l’avant. C’est d’ailleurs en voisin du centre- ville de Lyon que l’ultracycli­ste nous rejoint chez Grimpeurs, le café club- house à « cyclos » du 1er arrondisse­ment devenu

« un vrai rendez- vous des Lyonnais, les sorties du dimanche font venir 80 personnes ! » .

De belles sorties qui n’ont toutefois rien à voir avec les exploits qu’Arnaud « s’envoie » désormais régulièrem­ent. L’ancien routier, cycliste amateur de bon niveau, est tombé dans l’ultracycli­sme et n’en sortira pas. Affable, simple et sans une once du caractère râpeux qu’on attribuera­it volontiers à un baroudeur à barbe longue, Arnaud Manzanini se montre au contraire enthousias­te devant l’expérience de sa propre souffrance, et ne s’avoue frustré que d’une chose : l’absence de contact social lors de ses aventures. Une touche qu’il espère apporter lors de sa prochaine « sortie » . Coach d’une équipe qui a battu le record mondial de la Race Across America ( 5 000 km en six jours à 32,5 km/ h de moyenne), Arnaud dévoue désormais ses journées à l’organisati­on

d’événements « ultra » : Race Across Paris,

Belgium, France et UK. « On a racheté la Belgique, recentré le parcours pour couvrir la Flandre et la Wallonie, et aussi créé UK, puis Paris qui arrive dans trois mois. C’est ma principale activité avec le podcast Ultra Talk, un par semaine depuis trois ans ! J’ai énormément de retours, cela me permet de passer le message de la Race Across. Ily a des gens qui me connaissen­t pour le podcast et pas pour ce que je fais sur un vélo ! »

Un documentai­re sur son North Calling Project en deux parties est en cours de montage pour lemois de septembre avec lequel il fera la tournée des festivals.

Covid en partant d’une frontière fermée pour rebondir sur une autre frontière fermée : de la frontière Suède- Finlande jusqu’à la frontière Suède- Norvège, soit 800 km de routes sauvages presque pas déneigées, en dehors des grandes routes.

Un bain de froid révélateur ?

Je prends une demi- journée à - 33°, ce qui donne en ressenti avec le vent - 45°, pour une journée de 150 km. Là, je découvre cet instinct de survie où le corps se met en état d’alerte. C’était fabuleux. C’est une sensation qui, une fois passée, est géniale à vivre : c’est une journée que vous avez en mémoire seulement en pointillés, seulement par flashs. On se sent vivant ! Et quand on finit, on est soulagé. On se demande comment on a fait, car dans la voiture tout était gelé.

Y a- t- il encore de la souffrance ?

Non, il n’y a plus de souffrance. C’est plutôt : “Est- ce que j’ai froid aux mains ? aux pieds ?” On est dans le tunnel de l’instant présent.

À quelle vitesse ?

Je faisais 17, 18 km/ h avec des pneus équipés de 240 clous. On ne peut pas avancer très vite.

Comment étiez- vous équipé ?

J’avais quatre couches en haut, une bonne paire de gants dans un manchon en néoprène qui permet de gagner dix degrés. En bas, c’était trois couches et les pieds, quatre couches, dont deux chauffante­s électrique­ment, sinon c’est impossible.

Et la seconde partie du périple de 700 km s’est imposée comment ?

On a fait un point il y a trois mois avec mon équipe. Je me disais que ce serait bien de la réaliser en juin pour faire “full jour” après avoir fait “full nuit”. Mais en fait, on a décidé de repartir pile un an plus tard. Mais se dire qu’on va revivre ça alors qu’on sait ce qui nous attend, c’est autre chose. J’ai mis une semaine à dire oui. Je n’étais pas prêt… Cette demi- journée à - 45° était difficile, mais c’est ça qu’on vient chercher. On se sent vivant, ça marque une vie.

Qui dit frontières, dit tests PCR…

Rien que pour arriver en Norvège, j’ai dû faire sept tests. Et une heure avant de partir, le guide était positif ! Il a fallu réagir, relouer une voiture en l’espace d’une heure…

Est- ce que c’était différent du premier périple ? Oui, c’était pire, je n’ai pas vu le soleil pendant dix jours. Et j’ai pris une journée entière à - 30°, de 8 h du matin à… 22 h, j’ai roulé tard tellement j’étais désorienté.

Avez- vous eu des intempérie­s, du vent ?

Un jour, j’ai eu un tel vent que je suis tombé à plusieurs reprises alors que je mesure 1,90 m et que le vélo fait 18 kg. Dès que je passais un fjord, j’en prenais plein la tête. À un moment donné, j’ai mis pied à terre, je ne pouvais plus avancer et le vélo flottait à bout de bras. J’étais coincé, sans abri, rien. Le photograph­e est venu m’abriter avec la portière de sa voiture et m’a accompagné comme ça jusqu’au tunnel de Norvège qui mène à la dernière petite île où il y a le cap Nord.

« Il n’y a plus de souffrance.

On est dans le tunnel de l’instant présent. »

Comment gère- t- on un tel effort sur une journée ? J’avais eu tendance, la première journée de la première aventure, à trop forcer, j’avais voulu rouler trop vite. J’ai beaucoup transpiré, je forçais trop et donc j’ai dû me changer deux fois, car si on est mouillé, on gèle. Ensuite, j’ai contrôlé mon évolution par rapport à ma températur­e corporelle. J’avais un capteur : la première journée, j’étais entre 38° et 38,5° et je transpirai­s. Je me suis donc mis entre 37,4° et 37,6° et je n’ai pas eu besoin de me changer, j’ai gagné un temps fou. Ça me permettait de finir sans “taper” dans les calories ni d’en dépenser plus, sachant que j’étais déjà à 6 000 par jour, contre 2 700 pour une journée classique. Et encore faut- il pouvoir ensuite les ingurgiter ces calories- là, quand tout est gelé.

Comment faisiez- vous ?

J’avais un sac à dos de “trailer” pour mettre les gourdes sous la veste pour boire. Pour le solide, je prenais de petits sandwichs le matin que je mettais dans ma poche, et de la graisse d’amande et de noix car la graisse ne gèle pas.

Vous avez failli ne pas pouvoir accéder au cap Nord lui- même, en plus !

Je suis arrivé à 25 km du but devant une barrière fermée, car l’accès au cap Nord était impossible depuis quatre jours à cause du vent. Il n’était pas question de partir sans y être allé. Le lendemain, heureuseme­nt, la barrière était ouverte. Je décomptais les kilomètres avant d’arriver à la dernière barrière, c’était un super moment d’émotion, comme une arrivée finale. J’allais pouvoir aller au cap Nord à vélo !

La tête est encore là- bas, ou déjà dans de prochaines aventures ?

Non, pas encore dans la suite. Mais ce qui est certain, c’est qu’il y aura quelque chose d’autre. J’ai envie de continuer dans ce type d’aventures plutôt que dans la compétitio­n. J’ai pris autant, voire plus de plaisir comme ça. Mais où ? Dans le froid ? Le chaud ? J’ai fait une journée à 50° dans le désert lors de la Race Across America. Avant, je pensais préférer le froid au chaud car avec le froid, on peut s’équiper. Maintenant je peux répondre : ni l’un ni l’autre ! Les deux sont agressifs et ne sont pas faits pour l’être humain. »

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France