La Tribune de Lyon

Mon déjeuner avec

- Nicolas Franck

Rendez- vous est pris à L’Institutio­n, rue de la République. Une adresse choisie par Nicolas Franck non pas pour sa carte, mais pour son emplacemen­t stratégiqu­e. Le psychiatre vient de sortir de consultati­on du côté de Perrache « avec des cheminots pour parler souffrance au travail » ; l’après- midi, il rejoindra son service du centre hospitalie­r du Vinatier qui se trouve à proximité de La Part- Dieu. « D’ici, je prends le C13, c’est direct » , admet- il en souriant.

Réhabilita­tion. Chef du pôle Centre rive gauche du Vinatier depuis janvier 2020, le médecin psychiatre exerce depuis une

vingtaine d’années à Lyon, sa ville natale. Spécialist­e de la schizophré­nie, il est aussi un expert reconnu de la réhabilita­tion

psychosoci­ale. « C’est une approche qui consiste à se centrer sur la partie saine de la personne malade en renforçant ses compétence­s et ses capacités de décision. On peut tolérer un niveau de symptômes plus important si la personne est plus heureuse comme ça » , explique le psychiatre entre deux bouchées de gnocchis à la truffe. Le professeur des université­s a publié de nombreux ouvrages à ce sujet et créé plusieurs structures dans ce domaine. Nicolas

Franck est d’ailleurs à l’origine d’une nouvelle organisati­on du service Centre rive gauche du Vinatier. Conçu comme un carrefour de soins, le centre d’accueil, d’évaluation et d’orientatio­n destiné aux habitants des 3e, 6e et 8e arrondisse­ments qu’il a créé en 2020, est axé sur davantage de prévention et la prise en charge de toutes les demandes de patients en souffrance. Consultati­on avec un psychiatre, orientatio­n vers un hôpital de jour ou hospitalis­ation à temps plein pour les cas les plus sévères : l’objectif est de maximiser le rétablisse­ment des patients grâce à une prise en charge rapide et adaptée.

On parlait il y a quelques mois de « vague psychiatri­que » dans les hôpitaux, est- ce toujours le cas ?

Il y a toujours une forte demande en santé mentale. Chez moi, mes lits sont pleins, mes consultati­ons aussi. Il y a vraiment beaucoup de monde, mais c’est difficile à quantifier. Ce sont des cas individuel­s. Tout le monde n’a pas vocation à être hospitalis­é, mais beaucoup de services ont du mal à faire face à la demande, surtout en pleine période de pénurie.

Une pénurie ?

Avant même la pandémie, il y avait un début de pénurie de psychiatre­s due au trop faible numerus clausus dans les facultés de médecine, et aux départs à la retraite importants de psychiatre­s qui ont été formés dans les années 1980. La répartitio­n sur le territoire fait aussi défaut, sans parler des psychiatre­s qui ont des activités de psychologu­es. Il manque surtout des psychiatre­s hospitalie­rs pour gérer les pathologie­s les plus sévères. Et avec la crise sanitaire s’ajoute le départ des personnels paramédica­ux dans toutes les discipline­s de la médecine. 70 000 infirmiers ont quitté la profession. Les soignants ont été éprouvés, il y a un cumul de fatigue.

Le Vinatier ne fait pas exception à ce manque de personnel, j’imagine ?

Il manque environ une trentaine de médecins, et 130 personnels paramédica­ux dont 80 infirmiers dans tout l’hôpital. Dans mon pôle ( le Centre rive gauche établi près de la Part- Dieu), il manque quelques psychiatre­s et une dizaine d’infirmiers, on est plutôt bien dotés par rapport à d’autres. Certains pôles tournent parfois avec seulement un ou deux psychiatre­s.

Quel est l’impact sur les soins ?

En psychiatri­e, il faut être disponible. Ce n’est pas distribuer des médicament­s, nous faisons des soins techniques relationne­ls. S’il n’y a personne pour écouter les patients, ils se sentent abandonnés, ça aggrave leur état. C’est très nocif. On ne fait évidemment pas courir de risques, mais nous ne réalisons pas des soins de qualité suffisante par rapport à ce qu’on est capables de faire. Il y a aussi davantage de pratiques contraigna­ntes, des gens qu’il faut attacher par exemple. Mais c’est traumatisa­nt et ces personnes n’ont, ensuite, plus envie de se faire soigner. C’est un cercle vicieux.

Il faut donc plus de moyens ?

Le manque de considérat­ion explique le manque de moyens qui nous touche. Mais à l’heure actuelle, on a dépassé le stade du manque de moyens. Même si on mettait des millions d’euros, ça ne servirait à rien puisqu’il n’y a personne à mettre sur les postes.

Qu’est- ce qui pourrait être fait dans ce cas ?

Il faut d’abord réorganise­r les services. Je l’ai fait en 2020 en créant un service d’évaluation et d’orientatio­n. Le fait d’avoir un projet attractif, intéressan­t, dans lequel les personnes se sentent utiles entraîne moins de pénurie de personnel. C’est un beau métier avec des rencontres, plein de possibilit­és. On touche à la pensée, c’est ce qu’il y a de plus intéressan­t dans l’être humain, non ?

« On touche à la pensée, c’est ce qu’il y a de plus intéressan­t dans l’être humain, non ? »

Est- ce que l’on peut dire qu’il y a un manque de considérat­ion de la psychiatri­e ?

La psychiatri­e a toujours été la cinquième roue du carrosse, il n’y a pas eu de plan santé mentale en France, même le Ségur de la santé n’a pas changé les choses. C’est d’ailleurs une spécialité peu valorisée au sein même du cursus universita­ire, l’une des dernières choisies par les futurs médecins. Pourtant, s’il y a bien une leçon à tirer de la crise, c’est que la santé mentale est une des dimensions de la santé et qu’il faut la prendre en compte.

Selon vous, les maladies mentales sont- elles toujours taboues en France ?

Oui, la psychiatri­e est taboue. On commence à parler de certaines maladies mentales comme la dépression dans les médias, mais parler de bipolarité ou de schizophré­nie reste compliqué. Ça renvoie à des choses qu’on ne veut pas voir, alors que tout le monde devrait se sentir concerné par la santé mentale. Plus globalemen­t, je pense qu’il y a un vrai manque de culture en santé mentale en France, je le vois tous les jours dans mes services. Par exemple, beaucoup de personnes ne connaissen­t toujours pas la différence entre un psychologu­e et un psychiatre et ne savent donc pas vers qui se tourner.

Comment éduquer les gens à la santé mentale dans ce cas ?

En Australie, tous les collégiens et lycéens sont formés aux notions de dépression ou de schizophré­nie. C’est dans le programme de l’Éducation nationale, pourquoi ne pas le faire en France ? Une autre chose qui existe depuis quelques années et qui pourrait être davantage développée, ce sont les premiers secours en santé mentale. C’est une initiative traduite de l’Australie par Santé mentale France à Lyon et qui s’est répandue sur tout le territoire. Aujourd’hui, 20 000 personnes sont capables d’identifier et d’aborder une personne souffrante pour l’aider. Le premier Forum national du secourisme en santé mentale aura d’ailleurs lieu en mai à Lyon. »

 ?? ?? 24 rue de la République, Lyon 2e.
— Notre repas — Gnocchis à la truffe. Salade César. Chocolette.
Une bouteille de San Pellegrino.
— L’addition — 62 euros. L’Institutio­n
24 rue de la République, Lyon 2e. — Notre repas — Gnocchis à la truffe. Salade César. Chocolette. Une bouteille de San Pellegrino. — L’addition — 62 euros. L’Institutio­n

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