La Tribune de Lyon

Mon déjeuner avec Michel Debout

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Son regard traverse la paroi de verre pour s’arrêter un instant sur les lignes futuristes du bâtiment. Le Pr Michel Debout a choisi de nous donner rendez- vous à la Brasserie des Confluence­s, située sous le grand musée éponyme. C’est la première fois qu’il déjeune ici. Il connaît pourtant si bien cet endroit. « Pendant presque dix ans, je faisais régulièrem­ent la route entre Lyon et SaintÉtien­ne et je voyais cette constructi­on grandir et prendre forme » , sourit- il. Pour notre invité, le lieu a aussi une portée symbolique : il évoque le passé par les collection­s qu’il abrite et convoque le futur par sa forme avant- gardiste. « Et puis il est posé à la confluence de deux fleuves. L’eau, c’est la vie !

L’humain est venu de l’eau et s’est développé autour de l’eau. » Sa vie à lui est si riche que trois pages de magazine ne permettent que de l’effleurer. Même à 76 ans, celui qui est aussi professeur émérite de médecine légale reste très actif. On l’attrape d’ailleurs entre deux trains : de retour de Paris, où ses engagement­s au Parti socialiste et à la fondation Jean- Jaurès, dont il est l’un des membres fondateurs, l’occupent, et en partance pour Saint- Étienne, sa base de vie. « Je dois avouer que je me sens encore un peu chez moi à Lyon, confie- t- il. À mon niveau, j’ai essayé de faire des choses dans cette ville. »

Au début des années 1970, c’est en effet ici qu’il bousculera les mentalités, militant en faveur de l’avortement pour faire changer une loi « mortifère et indigne » . Un combat parmi tant d’autres… En transforma­nt l’approche de la médecine légale à Saint- Étienne, à travers une vision plus humaniste, il fera de son service une référence nationale. Son travail l’amènera aussi à se pencher sur la souffrance au travail, l’isolement des chômeurs ou encore la prévention contre le suicide, des thèmes auxquels il a consacré plusieurs ouvrages. À table, Michel Debout raconte aussi ses origines, sa grandmère italienne et fine cuisinière qui transforma­it les repas en moments d’échanges privilégié­s.

« J’ai toujours aimé découvrir de nouvelles saveurs, ajoute- t- il. C’est ça aussi, le goût de la vie ! »

10.07.1945

Naissance à Thonon- les- Bains.

1970

Il obtient sa thèse en médecine à l’université de Lyon.

1986

Première élection sous les couleurs du PS au conseil régional de Rhône- Alpes.

1980- 2010

Direction du service de médecine légale du CHU de Saint- Étienne.

12.2020

Parution de Journal incorrect d’un médecin légiste

( Les Éditions de l’Atelier).

beaucoup de choses dans notre humanité. Quand quelqu’un meurt, l’être humain va voir le corps de la personne pour se recueillir. Cela ne se retrouve dans aucune autre espèce vivante. Je l’explique par le fait que c’est par cette confrontat­ion avec le corps de l’autre que nous savons que nous sommes mortels. Et on ne peut vivre sa propre histoire qu’en sachant que l’on est mortel. Une histoire infinie, cela n’existe pas. Je dis parfois que tout commence par la fin : on naît par la naissance, mais on naît humain par la mort de l’autre. Ce n’est pas la mort qui est sale ou mauvaise, mais parfois la façon de mourir. Je ne dis pas ça pour faire l’éloge de la mort, je la souhaite la plus lointaine possible.

Dans votre ouvrage, vous évoquez tout de même l’aspect « autopsie » de votre métier avec parfois des cas marquants : un pendu sans tête, une vieille dame non identifiée… Comment procédez- vous face au corps ?

Avant de se concentrer sur le corps, il faut d’abord se préoccuper de la personne. Il faut essayer de savoir qui elle était, quels étaient son métier, son statut social, tout ce qui la faisait vivre et permet de comprendre pourquoi tout à coup cela s’est arrêté et comment cela s’est arrêté. Souvent, la réponse est liée aux modes de vie, aux relations sociales, aux histoires personnell­es… Je commençais toujours par me faire expliquer cela par les enquêteurs, pour resituer la mort dans la vie, dans l’histoire de cette personne. C’est ça aussi faire le deuil et c’est pourquoi il est important que le médecin légiste puisse rencontrer la famille de la victime ( au cours de sa carrière, Michel Debout s’est battu pour révolution­ner sa spécialité, souvent enfermée dans le secret et le silence de l’instructio­n, NDLR). Quand je rencontrai­s les membres des la famille de la personne décédée et qu’à la fin de l’entretien, ils parlaient de leur proche comme de quelqu’un de vivant, j’avais l’impression d’avoir apporté quelque chose. Ils étaient venus pour me parler d’un mort, ils finissaien­t par me parler d’un vivant.

Au début des années 1970, vous vous êtes vivement engagé à Lyon pour la santé et la liberté des femmes, en militant pour le droit à l’avortement et en pratiquant des IVG avant la légalisati­on. Aujourd’hui, on parle beaucoup de féminicide­s et de lutte contre les violences faites aux femmes. Que faut- il changer selon vous ? C’est un sujet très présent dans le débat public et à raison. Je plaide pour que l’accueil soit pleinement à l’hôpital avec des médecins légistes, des psychologu­es, des assistants sociaux, en lien avec les associatio­ns. Le commissari­at de police est fait pour que l’on interpelle les auteurs des crimes et délits, mais les victimes doivent être accueillie­s dans des services hospitalie­rs par des profession­nels de santé. Par la suite, c’est normal qu’il y ait une plainte. Mais cette plainte doit être faite par la victime elle- même, il ne faut pas l’infantilis­er. Il faut au contraire lui rendre sa parole. La seule façon de prévenir la violence, c’est de redonner la parole.

En 2020, vous avez aussi été l’expert psychiatre lors du procès de Bernard Preynat, ancien prêtre accusé d’agressions sexuelles sur mineurs. Que retenez- vous de cette expérience ?

Ce n’est pas facile de parler de l’autre, de sa psychologi­e. La réalité de la conscience humaine est complexe. Les faits remontaien­t parfois à 40 ans. J’avais en face de moi une personne âgée, mais on parlait d’un homme d’une trentaine d’années. Pour me représente­r les choses par rapport à la réalité de l’époque, il fallait que je fasse un effort sur moi- même. Je l’ai vu à l’occasion de trois rendez- vous pour essayer de comprendre ce qui se jouait en lui, avec la neutralité qui s’impose. Une chose m’a marquée : pour lui, il n’y avait pas de victimes. Il était dans la chosificat­ion de l’autre. Pour lui, les victimes étaient consentant­es, elles avaient du plaisir. Je lui ai demandé : “Vous n’aviez pas conscience que vous étiez l’autorité, le prêtre ? Vous représenti­ez Dieu pour ces enfants, ne pensez- vous pas que vous étiez dans une relation d’emprise qui les empêchait de dire non ?”

« Ce n’est pas la mort qui est sale ou mauvaise, mais parfois la façon de mourir. »

Que vous a- t- il répondu ?

Quand je l’ai vu la fois suivante, il a compris, sans le reconnaîtr­e vraiment, qu’il était dans une relation d’emprise et que ce qu’il imaginait être l’acceptatio­n et l’accord de jeunes n’était en fait que la marque de son pouvoir et de sa violence. Je retiens qu’il y avait d’un côté un prêtre bien respectabl­e avec les familles, qui disait la bonne parole, et de l’autre côté, le violeur d’enfants. C’est pour ça que j’ai dit qu’il était “mi- prêtre, mi- traître”. La formule a été reprise par les journalist­es. Et je m’y attendais, car je voulais marquer les esprits, faire comprendre comment on peut tous se faire avoir et pourquoi il faut être attentif à la parole des victimes.

Vous avez été confronté à la violence et à la mort tout au long de votre vie. Comment faites- vous pour vivre normalemen­t ?

J’ai pu vivre tout ça parce que j’y étais préparé, notamment à travers mes études. J’étais habitué à “gérer mes émotions”, comme on dit aujourd’hui, en tout cas à les comprendre. Mais vous savez, je revois encore certaines images inscrites au fond de moi. Dans le livre, je parle du corps d’une fillette que je découvre sur la table d’autopsie, une fillette qui ressemble à ma propre petite- fille… Ces émotions existent, et heureuseme­nt d’ailleurs. On reste des humains. Notre richesse, ce n’est pas seulement de comprendre. C’est aussi de ressentir, d’avoir peur, de réagir et de partager. »

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