La Tribune de Lyon

Mon déjeuner avec Mathilde Gallay- Keller

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Des coulisses de l’Opéra à celles des laboratoir­es ultra sécurisés, le parcours de Mathilde Gallay- Keller est jalonné par le vivant sous toutes ses formes. Logique, donc, de la retrouver à la brasserie du musée des Confluence­s, carrefour bien connu de la métropole lyonnaise entre l’art et les sciences. À quelques jours du lancement d’Épidémies, le 12 avril prochain, l’anthropolo­gue et cheffe de projet de l’exposition prend le temps d’une pause autour d’un risotto — presque aussi bon que celui de sa grandmère italienne — pour nous raconter les méandres des virus. On s’est bien lavé les mains avant de passer à table et d’échanger sur ce sujet ardu des microbes, « qui n’avait aucun fun et ne rencontrai­t aucun succès avant la pandémie » , s’amuse- t- elle. Aujourd’hui, à l’écouter parler du laboratoir­e P4 lyonnais et ses souches de peste conservées par cryogénisa­tion, difficile de ne pas s’imaginer un scénario catastroph­e digne d’un thriller…

Biologie et société. Plus proche des sciences humaines, Mathilde Gallay- Keller a fait un pas de côté sur les boîtes de Petri pour s’intéresser à la dimension historique, politique et sociétale des épidémies. Pourquoi confine- t- on ? Comment l’expérience collective de la maladie fait- elle ressortir des instincts de haine envers certaines communauté­s ? Faut- il vraiment éradiquer un virus ? « Les épidémies sont un phénomène de société et pas seulement un phénomène biologique, explique- t- elle. Elles concernent l’ensemble du monde vivant : les humains sont affectés par des épidémies, mais également les plantes et les animaux. On a voulu montrer ça pour aller vers un concept assez reconnu dans le domaine de la santé, celui de One Health. L’idée, c’est de dire qu’il n’y a qu’une seule santé, humaine, environnem­entale, animale. Si on ne les pense pas ensemble, on ne peut pas réussir à lutter contre les épidémies. » De quoi porter un autre regard sur le « monde d’après » .

meurtrière de la Peste noire a décimé à peu près la moitié de la population européenne. Sans compter qu’elle a touché aussi l’Asie et l’Afrique du Nord… Le traumatism­e a été tel qu’il est venu marquer l’imaginaire des arts ou des sciences. À partir du XIVe siècle, il faut imaginer des peuples complèteme­nt démunis face à cette mortalité de masse ; dans les cimetières, ils commencent à dessiner et peindre des danses macabres pour montrer la vanité de l’existence ou du moins sa fragilité : quelle que soit sa condition sociale, on peut être fauché par cette peste.

« À l’époque de la grippe espagnole en 1918, il y avait déjà des fake news. »

Peut- on aller jusqu’à remettre en perspectiv­e ce que nous avons vécu avec la Covid ?

L’idée n’est pas de relativise­r la souffrance que certains ont pu rencontrer, mais d’essayer de comprendre que ces épidémies sont un phénomène majeur et déterminan­t pour nos sociétés à travers l’Histoire. Entre chaque pandémie, on a tendance à oublier, et quelque part, c’est bien aussi, car c’est la vie qui reprend le dessus. L’idée de l’expo était de retrouver la mémoire de ces événements et réaliser qu’elles font partie de toutes les sociétés humaines. C’est une forme de réponse à cette sidération qu’on a été nombreux à ressentir au moment du confinemen­t. Pendant la grande peste de 1720, à Marseille, la ville a été confinée pendant toute une année ! Il y a un très beau tableau de Michel Serre dans l’exposition où l’on voit un échevin diriger les forçats en train d’enlever les cadavres. Le peintre a été un témoin direct de l’épidémie, ce qui nous rend proche de lui. L’art nous aide à sortir de la sidération et aller de l’avant.

Les sociétés humaines ont donc toujours vécu avec des épisodes comme ceux- là ?

En ce sens, ce qu’on vit n’est pas nouveau. Au néolithiqu­e, au moment de la naissance de l’agricultur­e, on se sédentaris­e et des pathogènes très virulents, qui ont toujours existé, trouvent des conditions favorables pour proliférer. Les premières épidémies se situent à partir de là. Et puis aussi la domesticat­ion des animaux accroît les épidémies de zoonoses, qui franchisse­nt la barrière des espèces.

C’était le cas de la Covid ?

Oui, on peut le dire, puisque le virus provient d’une chauve- souris. Après, comment est- il passé de la chauve- souris à l’Homme, l’enquête est encore ouverte. De leur point de vue, les bactéries ne sont ni bonnes ni méchantes, elles sont juste là pour infecter des hôtes.

Quel sort leur a- t- on réservé au fil des siècles ?

À la fin des années 1970, il y a eu l’éradicatio­n de la variole et on a voulu traiter toutes les épidémies de la même façon. Ça a marché pour la variole et c’est formidable, mais à peu près au même moment, on a assisté à l’émergence d’Ebola et des premiers cas de sida. Ce modèle de l’éradicatio­n ne marche pas, on va continuer à vivre avec des épidémies. Le but, c’est plutôt d’essayer de prendre soin de l’ensemble du monde vivant pour, en amont, localiser les virus et éviter les pandémies.

L’effondreme­nt de la biodiversi­té engendrera- t- il de plus en plus d’épidémies ?

Les deux sujets sont très liés. On affiche une très belle photo de déforestat­ion et une autre d’élevage intensif pour montrer qu’effectivem­ent, lorsqu’on détruit la forêt amazonienn­e, des contacts qui étaient d’habitude sporadique­s entre des espèces et les humains vont exploser et ces écologies vont s’en trouver bouleversé­es. C’est mathématiq­ue : cela accroît le risque de transmissi­on de l’animal vers l’humain. En revanche, pour amener une note plus positive, on peut aujourd’hui analyser les virus avec une très grande rapidité. Si on reprend les grandes épidémies de l’Antiquité, les humains ne savaient même pas qu’il s’agissait d’un agent pathogène, ils pensaient que c’était la colère divine ou une comète !

Entre la chasse aux sorcières au Moyen- Âge et le pangolin en 2020, faut- il toujours trouver un responsabl­e aux épidémies ?

C’est complexe. Il y a certains phénomènes qu’on retrouve d’une épidémie à l’autre. On le voit bien avec l’enquête pour remonter aux origines de la Covid : ce travail prend du temps et, à chaque fois, il faut retracer finement quelque chose qui n’est pas toujours binaire.

Pourtant la Nature a horreur du vide et on a vu fleurir bon nombre de théories du complot…

Tout à fait et c’est très fréquent à travers l’Histoire, notamment pendant la grippe de 1918, qu’on a aussi appelé “grippe espagnole” alors qu’elle n’était pas du tout espagnole. À l’époque, il y avait déjà des fake news, et un fond de racisme derrière ça. La stigmatisa­tion est un phénomène assez violent dans les épidémies, on le voit avec l’Inquisitio­n au moment de la Peste noire ou au moment du sida. Souvent, c’est relié à des motifs qui sont tout autres, comme la haine et le rejet de la communauté gay ou des raisons religieuse­s au moment de la peste : l’Inquisitio­n, c’est vraiment un tribunal religieux, voué à juger les hérétiques éloignés de la foi chrétienne, et s’acharne sur des personnes de confession juive ou des femmes accusées de sorcelleri­e et envoyées au bûcher. Prendre soin du vivant revient aussi, au niveau humain, à ne pas accepter ces phénomènes. »

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