La Tribune Dimanche (France)

Enki Bilal : « L’Occident est en train de s’e ondrer »

À l’occasion de la sortie du livre d’art « Shakespear­e-Bilal – Une rencontre », le plus illustre et visionnair­e des dessinateu­rs de BD livre ses inquiétude­s, immenses, sur la marche du monde.

- ANNA CABANA

Ce qui vous saisit, dès qu’il ouvre la porte de son atelier près des Halles, c’est la mobilité. De ses yeux, tellement intranquil­les; de sa main dont le dos frappe son front dans une pose digne d’un penseur qui mériterait d’être taillé dans le marbre, puis cette même main s’en va retrouver l’autre pour se joindre en prière devant le nez avant de repartir frôler le bonnet qui jamais ne le quitte dans la vie éveillée ; tout cela en quelques secondes. L’intensité surveille si bien Enki Bilal qu’il a abandonné à cette geôlière le contrôle de son existence. On n’est pas encore assise dans le petit fauteuil en velours lustré que nous a désigné cet artiste de légende à la réputation – méritée – de pythie que déjà il prophétise: « Je pense que l’Occident est en train de s’e ondrer sur lui-même. Je suis profondéme­nt écoeuré par la situation et le comporteme­nt de la majorité des politiques. » Avant qu’il n’éteigne le téléviseur au-dessus de nous, on voit s’ébranler le cortège parisien de

la marche contre l’antisémiti­sme. « Au départ, j’ai trouvé l’idée de Gérard Larcher et Yaël Braun-Pivet formidable : on était sur un truc essentiel de survie de la société mondiale. Ensuite, Yaël Braun-Pivet a dit qu’elle ne voulait pas défiler à côté du RN. Sans parler d’Olivier Véran, qui a tenté d’organiser la polémique autour de la participat­ion de Marine Le Pen. Quel manque d’intelligen­ce! Ça renforce Marine Le Pen, parce que les gens ne sont pas dupes… Je ne défends pas le RN, bien sûr que Jean-Marie Le Pen était antisémite ; mais en les ostracisan­t, on leur fait gagner des voix. À moins que ce ne soit fait exprès… Quelle déception! C’est médiocre, d’avoir fait ça. Emmanuel Macron aurait dû dire que la marche était ouverte à tout le monde… » Il se reprend, embêté. « Je vous dis ça alors que j’apprécie l’homme… »

Lestement Bilal se laisse tomber dans le fauteuil à côté de nous. On était venue entretenir le dessinateu­r-peintre-concepteur-dedécors de sa « rencontre » avec Shakespear­e qui a culminé quand il a, en 2011, transposé en BD postapocal­yptique Roméo et Juliette, devenu sous ses coups de plume et de pinceau Julia et Roem – une « rencontre » sur la table de dissection de la créativité qui est désormais l’objet d’un somptueux livre d’art tout juste paru chez Marie Barbier Éditions –, et on se retrouve à le laisser parler de ce qui le lie à… Emmanuel Macron. « Je l’aime vraiment bien, il m’a embarqué dans son voyage o›ciel en Serbie [en juillet 2019]. Dans le petit Falcon qui nous emmenait à Belgrade, il m’a dit: “Est-ce que vous parlez encore le serbo-croate?” “Ben oui, parfaiteme­nt.” “Alors vous allez me coacher!” Il a sorti un papier manuscrit recto verso et il a commencé à lire phonétique­ment son discours en serbe, j’étais scotché, il y avait très peu de fautes, je l’ai repris seulement à deux ou trois endroits, il a fait un carton quand il a parlé dans le parc de Kalemegdan pour inaugurer le monument de l’amitié franco-serbe.

Impression­nant! » Il aimerait le trouver aussi « impression­nant » aujourd’hui. Le dos de la main revient devant le front, cette fois pour le

cogner. « Je vais demander un rendez-vous pour le lui dire… » Il sourit, un sourire presque aussi vacillant que la flamme d’une bougie – et qui finira dans un soupir. « On est mal barré, mais on va y arriver quand même… Le problème, c’est que je ne sais pas où… La situation est consternan­te. »

Celui qui avait annoncé la chute des tours du World Trade Center – dans le package, il avait également mis la tour Eižel; maintenant, dans Bug, il la fait pencher… – s’alarme à présent devant nous : « On a laissé le cheval de Troie entrer. Cela fait trente ans que j’annonce à mes copains qu’avec l’islamisme on est foutus. Au moment où les Frères musulmans sont apparus en Afghanista­n, j’ai fait Le Sommeil du monstre, un livre très dur sorti en 1998 et vendu à 300 000 exemplaire­s ; mon propos était à 100 % inspiré par les Frères musulmans mais, à l’époque, je ne voulais pas nommer, et donc cibler, une seule religion. Aussi ai-je choisi de parler des trois monothéism­es. Dans vingt ans, et probableme­nt moins, peut-être seulement dix, on ne reconnaîtr­a plus l’Europe. On assiste à la fin d’un monde, d’un grand monde, notre Occident. Et la fin de l’Occident secrète cette espèce de maccarthys­me à l’envers qui s’appelle le wokisme et qui produit de la haine d’Israël, du capitalism­e, de l’homme blanc. Il faut un incroyable aveuglemen­t, et même une forme d’hémiplégie intellectu­elle, pour ne pas voir ce qu’est l’islamisati­on du monde. Comment se fait-il que cela ait échappé à la jeunesse et aux wokistes? Comment peut-on être wokiste, c’est-à-dire intégrer le néoféminis­me, et islamo-gauchiste ? Je ne comprends pas! Est-ce qu’on a entendu les néoféminis­tes sur les femmes iraniennes ? Les associatio­ns LGBT qui manifesten­t pour les Palestinie­ns savent-elles comment les homosexuel­s sont traités à Gaza ? L’inculture est en train de gagner. Et le politique de s’autoanéant­ir. » L’inquiétude le brûle, et nous avec, a fortiori quand il nous confie n’être pas mécontent, dans ces circonstan­ces, de ne pas avoir d’enfant. « J’espère que parmi les jeunes qui s’enflamment pour l’avenir de la planète il y en a qui sont également intéressés par l’humanisme… De nouvelles idées doivent naître. Cela ne peut pas venir des politiques d’aujourd’hui. » Ce n’est pas parce qu’il ne vote plus depuis Mitterrand, et plus précisémen­t depuis que Mitterrand l’a déçu, qu’il a renoncé à se passionner pour la politique. Sur la table basse à nos pieds sont étalés les quotidiens du dimanche: La Tribune Dimanche, Le Parisien, le JDD. « C’est avec cette matière première que je bâtis mon univers; mes thématique­s sont nourries par la marche du monde. »

Est-il toujours de gauche? « Je ne serai jamais de droite, ça c’est une évidence. Jamais jamais! Je suis a¸igé par ce que la gauche est devenue. C’est d’une tristesse… Il n’y a personne à gauche pour dire le réel. Je ne peux plus être de gauche, enfin, de cette gauche-là, je ne peux pas. Il faut lutter contre le fascisme d’un David Guiraud. » Bilal ne se remet pas de cette vidéo captée lors d’une conférence à Tunis où l’on entend le député LFI du Nord accuser Israël d’avoir inventé certains des crimes perpétrés le 7 octobre – jour où Bilal a eu 72 ans : « Le bébé dans le

Il faut un incroyable aveuglemen­t, et même une forme d’hémiplégie intellectu­elle, pour ne pas voir ce qu’est l’islamisati­on du monde

four, ça a été fait par Israël ; la maman éventrée, ça a été fait par Israël », a prétendu Guiraud en osant au passage attribuer à l’armée israélienn­e la responsabi­lité directe du massacre de Sabra et Chatila. « C’est d’une telle perversité! Ce type mérite la prison immédiatem­ent. Il fait peur. Cela me fait penser à un de mes romans préférés, L’Échiquier du mal, de Dan Simmons; ces gens qui sont manipulés mentalemen­t. C’est sidérant. » Sidérant. Le mot reviendra cinq ou six fois sur ses lèvres ; sans doute davantage. Comme une virgule. La virgule de l’époque.

On remet Shakespear­e sur la table. Le combat pour l’amour absolu n’en a-t-il pas d’autant plus de sens que le monde dérive? N’est-il pas plus que jamais vital de « roméo-et-juliettise­r » l’existence? Car l’artiste total est parvenu à jouer avec le mythe, à promener la célébrissi­me tragédie dans les sables ocre de la science-fiction jusqu’à une happy end au dix-huitième degré, sans pour autant manquer de respect à l’amour. « L’amour est ce qui nous reste, et c’est fragile. Il y a quelque chose de beau dans ce combat. Une espèce de ciel bleu qui arrive dans un monde où même de l’amour on ne parle plus. C’est dans les moments les plus terrifiant­s que les histoires d’amour sont les plus fortes. »

Dans Shakespear­e-Bilal – Une rencontre, il rappelle que son chemin artistique a croisé celui du plus grand des dramaturge­s anglais en 1990, lorsque le chorégraph­e Angelin Preljocaj lui a demandé de dessiner les décors et les costumes de son Roméo et Juliette – dans lequel Roméo est un être déclassé vivant sous les ponts et Juliette, la fille du Ceausescu local. Parce que Bilal, comme Preljocaj, a en tête que Roméo aurait très bien pu être un Palestinie­n amoureux d’une Israélienn­e, il n’est pas près d’oublier cette représenta­tion qu’ils ont donnée à Tel-Aviv en présence de Shimon Peres à la fin des années 1990. « Le message était limpide. » L’espiègleri­e point. Et puis s’en va.

« Aujourd’hui, Shakespear­e ne pourrait plus faire du Shakespear­e. Savez-vous que ses oeuvres ont été expurgées de certaines scènes par le comté de Hillsborou­gh, en Floride? Au nom du wokisme des républicai­ns, lequel

Desproges me manque, Coluche me manque. Ce n’est pas avec les humoristes de France Inter qu’on va y arriver. Guillaume Meurice, c’est minable

répond au wokisme des démocrates. » Censure consécutiv­e à la loi introduite par Ron DeSantis sur les droits parentaux en matière d’éducation qui restreint le débat sur la sexualité dans les établissem­ents scolaires. « Ils ont enlevé ce qui était sulfureux. C’est sidérant. » Une virgule, vous dit-on. « La nuance n’a plus voix au chapitre. Tout est binaire. C’est comme ces libraires qui ne veulent pas vendre les BD de Bastien Vivès ! »

Bilal fait partie de ceux qui mettent l’autorité dont ils jouissent au service de la liberté d’expression. « On ne place pas comme ça la tête de quelqu’un sur un billot. » Il se lève et trifouille dans des emballages en plastique pour en sortir une petite bouteille de San Pellegrino.

« Desproges me manque, Coluche me manque, Devos me manque. Ce n’est pas avec les humoristes de France Inter qu’on va y arriver. Guillaume Meurice, c’est sans talent, c’est minable, c’est arrogant, c’est ça qui fiche la trouille, ça donne envie de foutre le camp. » Il ne partira pas. « J’ai besoin de la culture française, de ce qu’il en reste ; j’ai besoin de me battre pour cette culture. » Ce natif de Belgrade – d’une mère tchèque et catholique qui ne l’a pas baptisé et d’un père bosniaque et musulman qui n’était pas pratiquant – boit deux gorgées d’eau. « Je suis arrivé en France à l’âge de 10 ans. J’ai découvert le français, j’ai trouvé cette langue magnifique. On s’est intégrés ; l’intégratio­n ne devrait pas être un gros mot, c’est génial. Ceux qui disent que l’assimilati­on est dangereuse n’ont rien compris. Quand on est assimilé, les singularit­és qui tiennent à nos origines peuvent ressortir plus fortement encore. C’est là que se fait le vrai métissage, la vraie hybridatio­n… Celle qui n’existe plus… » Une tristesse passe. Un ange aussi. Croitil en Dieu ? « J’ai une espèce de fascinatio­n pour le religieux, j’adore la musique sacrée et les lieux de culte, j’ai un respect profond pour la croyance des autres, que je préfère voir cantonnée au domaine privé. J’étais athée; en vieillissa­nt, je deviens agnostique. Je suis fasciné par le cosmos. » Parle-t-il aux étoiles ? Il hésite à répondre. « Ouais… » Est-ce un vrai oui ? on demande. « Oui! J’ai mes constellat­ions favorites. J’ai toujours eu une lunette astronomiq­ue. » La foi de l’enfance brille furtivemen­t dans ses yeux. Y aurait-il malgré tout un peu d’espoir? « Je compte sur vous pour finir votre article par une note positive. »

On a fait ce qu’on a pu. ■

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Marie Barbier Éditions, 192 pages, 35 euros.
SHAKESPEAR­E BILAL UNE RENCONTRE Marie Barbier Éditions, 192 pages, 35 euros.

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