REORIENTER LA FINANCE MONDIALE VERS UNE ECONOMIE DECARBONEE
Les signes d'une meilleure prise en compte du risque climatique se multiplient dans le monde entier. Un enjeu qui pèse près de 100 000 milliards de dollars d'ici à 2030. En France, le projet de loi pour la transition énergétique est ambitieux. Mais les outils permettant d'aligner investissements et objectifs climatiques restent à inventer.
À quelques mois de la COP21, la France, qui accueillera la conférence sur le climat à partir du 30 novembre, prend une longueur d'avance en matière de finance climat. Conformément au texte du projet de loi sur la transition énergétique pour la croissance verte (PLTECV), dès l'exercice clos au 31 décembre 2016, les assureurs, réassureurs, mutuelles, sociétés d'investissement à capital variable, institutions de retraite... devront communiquer sur leur exposition aux risques climatiques et sur la contribution de leurs portefeuilles à l'atteinte des objectifs climatiques.
Rendues publiques lors du « Climate Finance Day » organisé à Paris le 22 mai, ces obligations faites aux investisseurs institutionnels, fruits d'amendements adoptés par les députés en deuxième lecture du projet de loi, constituent en effet une première mondiale. Aux yeux de nombreux experts, les initiatives et engagements du secteur privé et de la société civile, qui constitueront le Pacte ou Alliance de Paris voulus par la présidence française, sont au moins aussi importants que l'accord onusien lui-même dans lequel ils n'ont pas leur place. Et la finance climat en est le plat de résistance.
Dans son rapport « Better Growth, Better Climate », l'économiste britannique Nicolas Stern - auteur de la célèbre formule « le coût de l'inaction est sans commune mesure avec celui consistant à agir maintenant » -estime, toutes choses égales par ailleurs, que les besoins d'investissements mondiaux s'élèvent à 90 000 milliards de dollars sur les quinze prochaines années. Pour financer la transition vers un monde bas-carbone, il faudra selon lui y ajouter 5.000 milliards de dollars et, surtout, réorienter largement les financements existants. Cette bascule, appelée de leurs voeux par tous les spécialistes de la finance verte, et baptisée « shifting the trillions » (réorienter les milliards de milliards), implique d'actionner une multitude de leviers. Dans leur rapport sur ce sujet, remis le 18 juin dernier à François Hollande, l'ancien ministre Pascal Canfin ( lire son entretien sur latribune.fr) et l'économiste Alain Grandjean soulignent que dans un contexte de baisse des taux d'intérêt et de faible rendement des obligations d'État, on observe une forte demande des investisseurs institutionnels pour les infrastructures. Mais à ce jour, seulement 7% à 13% des investissements mondiaux dans les infrastructures sont destinés à des équipements bas carbone. Ils proposent donc dix pistes pour flécher aussi bien la finance publique que privée vers une économie décarbonée. Outre l'instauration d'un signal prix carbone, la plupart reposent sur une meilleure prise en compte des risques et opportunités liés au changement climatique, que ce soit par les institutions internationales pour élaborer leurs modèles macroéconomiques, par les États dans leurs politiques publiques, par les banques de développement et plus généralement par l'ensemble des acteurs financiers.
MÊME LE PAPE CRIE HARO SUR LE CHARBON !
Le Sommet sur le climat de New York, organisé à l'initiative de Ban Ki-moon en septembre 2014, a constitué un point de bascule. À cette occasion, 360 investisseurs, représentant 24000 milliards de dollars d'actifs sous gestion, avaient signé un appel commun pour un accord climatique ambitieux à Paris. Les héritiers Rockefeller y avaient annoncé le retrait de leur fondation du secteur du charbon, considéré comme le principal contributeur aux émissions de CO2. Cette chasse au charbon a depuis été réaffirmée par de nombreuses autorités, du G7 aux professionnels de santé en passant par le pape François en personne, dans son encyclique du 18 juin consacrée à l'environnement qui a retiré au candidat républicain Jeb Bush l'envie d'aller à l'église... Sous la pression d'ONG environnementales et face à la dévalorisation de ces actifs, plusieurs acteurs financiers de premier plan ont annoncé leur retrait d'entreprises opérant dans le secteur du charbon. C'est le cas de Bank of America, Crédit Agricole ou encore Axa. Le fonds souverain norvégien, le plus richement doté au monde avec 9 milliards d'euros, s'y est également engagé, tout comme CALPERS et CalSTRS, les plus gros fonds de pension américains. Des villes aussi suivent le mouvement, dont Paris, qui emboîte le pas à Seattle et San Francisco. Le Conseil de Paris a en effet voté en mars un voeu pour dissuader le fonds de retraite des conseillers municipaux et généraux parisiens, ainsi que le nouveau fonds de dotation pour des financements innovants, d'investir dans les énergies fossiles. Au total, pas moins de 200 organisations, pour un montant total qui dépasse les 50 milliards de dollars, ont amorcé leur désinvestissement ces derniers mois. Certes, cela reste une goutte d'eau au regard d'une capitalisation de 4500 milliards de dollars. En outre, aucun de ces acteurs ne se désengage complètement du secteur.
Ainsi, Axa sortira du capital des compagnies minières, dont plus de 50 % du chiffre d'affaires provient du charbon et de celui des énergéticiens, dont plus de 50 % du chiffre d'affaires est issu de centrales à charbon. Soit, au total, 500 millions d'euros sur un portefeuille qui en pèse 600 milliards... Crédit Agricole cesse de financer les nouveaux projets d'extraction, mais ne souffle mot de ses actifs existants. Surtout, ces désinvestissements ne sont qu'un côté de la médaille. Encore faut-il que ces montants soient réinvestis dans des projets bas carbone. Toujours lors du « Climate Finance Day » de mai, Axa s'est engagé à tripler ses investissements verts d'ici à 2020 pour atteindre plus de 3 milliards d'euros, tandis que la Caisse des dépôts annonçait 15 milliards d'euros pour le financement de la transition énergétique entre 2014 et 2017, via des prêts aux collectivités locales et aux entreprises. Mais, que ce soit pour piloter leurs investissements ou pour que les régulateurs, clients, etc. puissent en mesurer l'évolution, ces acteurs financiers doivent apprendre à mesurer et accepter de divulguer l'empreinte carbone de leurs actifs. Axa s'est engagée à le faire d'ici à 2016, la Caisse des dépôts indiquant qu'elle allait l'exiger de toutes les entreprises dont elle est actionnaire, dans l'objectif de les inciter à réduire cette empreinte sous peine de retirer ses fonds. Même l'Erafp, fonds de pension public pour la retraite additionnelle, a mandaté un cabinet britannique spécialisé pour calculer l'empreinte carbone de ses investissements en actions dans de grandes entreprises européennes gérées par Amundi, et utilise ce filtre pour décarboner son portefeuille. Autre signe que les temps changent : le mandat donné par le G20 au conseil de stabilité financière pour analyser les impacts du changement climatique sur cette stabilité, ou encore la prise en compte par l'agence Standard & Poors de l'exposition aux risques climat dans ses futures notations.
MISE EN COHÉRENCE AVEC LES OBJECTIFS CLIMATIQUES
Mais cela ne suffit pas à déterminer, comme l'exigera bientôt la loi française, la contribution des différents acteurs aux objectifs climatiques, un exercice autrement complexe. « Aujourd'hui, personne ne sait dire si son portefeuille est cohérent ou non avec l'objectif de limiter la hausse des températures à 2 C », observe Hugues Chenet, cofondateur de l'association « 2° Investing Initiative ». Celle-ci s'est précisément donnée comme objectif principal de déterminer de quelle façon investir en phase avec l'objectif de limiter à 2 C la hausse des températures. Ce qui implique une chaîne de prérequis. « Pour les définir, nous travaillons sur des scénarios macroéconomiques comme ceux de l'Agence internationale de l'Énergie, qui identifient les besoins de financement par types de technologies, détaille-t-il. Nous les traduisons en objectifs d'investissements et en feuilles de route utilisables par les investisseurs. »
Aujourd'hui, la plupart des investisseurs mesurent leur exposition aux risques dans un cadre classique, sans perspective de réorientation de l'économie sur une trajectoire bas carbone. « Ce cadre de gestion du risque ignore globalement les risques liés aux changements climatiques, observe Hugues Chenet. Or, si un accord ambitieux sur le climat est conclu en fin d'année, ou audelà si les tendances et engagements qui se mettent en oeuvre depuis peu se prolongent, la trajectoire économique va réellement bouger et générer de nouveaux risques pour ceux qui ne la suivent pas ».
STRESS TESTS CLIMATIQUES EN VUE POUR LES BANQUES ?
D'ailleurs, le projet de loi français fait aussi référence à la mise en oeuvre de stress tests tenant compte des risques climat. Selon l'ONG WWF, qui vient de publier un rapport critiquant la mauvaise prise en compte des critères sociaux et environnementaux par le secteur bancaire européen dans son ensemble, il reste du chemin à parcourir. Dans les pays anglo-saxons, plutôt que la réglementation, le moteur principal de mobilisation du secteur financier au sujet du climat est plutôt associé au risque de bulle carbone ou d'actifs échoués (stranded assets), qui désignent le phénomène de désagrégation de la valorisation des actifs dans les énergies fossiles, et d'abord le charbon. C'est d'ailleurs sous cet angle que la Banque d'Angleterre, par exemple, s'est emparée du sujet.
Quelle que soit l'approche choisie, le sujet s'enracine peu à peu dans le système financier bancaire. Cependant, de nombreux biais subsistent encore. Difficile ainsi pour certains investisseurs de se détourner des énergies fossiles devant le niveau de subventions dont elles bénéficient encore, récemment estimées par les experts du FMI à quelque 10 millions d'euros... par minute ! >>> Flash interview de Pierre-René Lemas, DG de la CDC / propos recueillis par Laurent Lequien
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