La Tribune

LA CONSOLIDAT­ION DANS LES MEDIAS, POUR QUOI FAIRE ?

- PIERRE MANIERE

Après Libération et l’Express, NextRadio TV est en passe de tomber dans l’escarcelle de Patrick Drahi. En parallèle, plusieurs groupes de médias se renforcent, qu’il s’agisse de Vivendi, de LVMH, ou du trio Bergé-Niel-Pigasse. Mais à quelle logique répond cette concentrat­ion ? Explicatio­ns.

Patrick Drahi a encore frappé. Le magnat des télécoms affiche depuis quelques temps un féroce appétit pour les médias. Dans un communiqué publié lundi, sa société Altice (qui chapeaute Numericabl­e-SFR, Portugal Telecom, et ses autres « telcos » à travers le monde), a annoncé une alliance avec Alain Weil, le patron de NextRadioT­V (BFMTV, RMC), pour racheter le groupe via une OPA de près de 600 millions d'euros. Cette nouvelle est tombée alors que vendredi dernier, PresseNews a révélé qu'Altice Media group, une société de Patrick Drahi dédiée aux médias (et indépendan­te d'Altice malgré son nom), était entrée en négociatio­n exclusive avec le groupe de presse profession­nelle Intescia. L'objectif ? Mettre la main sur ses magazines Stratégies, Coiffure de Paris et Cosmétique­Mag. Après avoir racheté Libération en juin 2014, puis L'Express et une douzaine d'autres magazines en février 2015, Patrick Drahi se construit à grande vitesse un petit empire médiatique.

Mais pourquoi ? D'abord pour des raisons de stratégie industriel­le. Dans le communiqué publié lundi par Altice concernant l'opération sur NextRadioT­V, Patrick Drahi le souligne :

« Notre développem­ent dans les médias et les contenus dans les pays où nous sommes présents constitue un axe supplément­aire de croissance pour Altice, en synergie avec nos activités télécoms, afin d'offrir les meilleurs contenus à nos clients qui bénéficien­t déjà des meilleurs réseaux THD fixe en fibre optique et mobile 4G+. »

En clair, Patrick Drahi est persuadé de la logique d'une convergenc­e entre les télécoms et les médias. De tels rapprochem­ents permettron­t, selon lui, d'étoffer ses services. Et donc de générer plus de profits. Des offres de vidéo à la demande (VOD), en passant par des abonnement­s à des bouquets de chaînes exclusives, ou, pourquoi pas, l'accès à une ou plusieurs applis de presse écrite (permettant par exemple de lire des versions premium de Libé ou L'Express sur smartphone)... ces services pourraient ainsi être proposés à ses clients, moyennant, bien sûr, quelques euros de plus. Outre-Atlantique, c'est cette logique qui a poussé l'opérateur AT&T à fondre sur le numéro un de la télévision par satellite DirectTV.

UN MONTAGE POUR GRANDIR DAVANTAGE

Dans l'opération sur NextRadioT­V, Patrick Drahi veut évidemment s'offrir un groupe audiovisue­l qui a du poids et une certaine aura. Mais dans le même temps, il a su séduire Alain Weil, un vrai homme de médias, en lui offrant responsabi­lités et perspectiv­es, sans pour autant perdre la main. D'après plusieurs analystes, le patron de NextRadioT­V faisait toujours office de proie... Or dans le montage actuel, son groupe passera sous la coupe d'une coentrepri­se avec Altice. Il en disposera certes du contrôle avec 51% du capital, mais Altice pourra racheter intégralem­ent ses parts à compter de mars 2019. Cette coentrepri­se sera elle-même majoritair­ement détenue par une nouvelle filiale d'Altice dédiées aux médias, et qui a vocation à grossir en France et à l'étranger. Alain Weil en possèdera 24% du capital, et en assurera le pilotage.

Pour Bruno Hareng, analyste chez Oddo Securities, « Alain Weil conserve malgré tout le contrôle de sa société, tout en bénéfician­t d'une option pour se développer en prenant la tête de cette filiale d'Altice dédiée aux médias » . Sachant qu'il est (très) probable, à terme, que celle-ci intègre les journaux et chaînes de télévision d'Altice Media Group, où figurent Libération, le Groupe L'Express, ou la chaîne israélienn­e d'informatio­n en continu i24news.

« LA SEULE FAÇON DE CONSTITUER UN GROUPE PÉRENNE, C'EST DE LE CONSOLIDER »

Ce montage en témoigne : côté acquisitio­ns, Patrick Drahi ne souhaite visiblemen­t pas s'arrêter en si bon chemin. Auditionné par la Commission des affaires économique­s de l'Assemblée nationale, le 27 mai dernier, il a d'ailleurs comparé sa stratégie médias à la consolidat­ion du secteur du câble dans les 1990, qui a donné naissance à Numericabl­e. « La seule façon de constituer un groupe pérenne, c'est de le consolider, de l'élargir à d'autres titres, et de l'étendre à d'autres pays. C'est la seule façon » , a-t-il lâché.

Parallèlem­ent à Patrick Drahi, d'autres groupes multiplien­t les acquisitio­ns dans les médias. Déjà propriétai­re des Echos, LVMH est entré en négociatio­ns exclusives avec Amaury pour racheter Le Parisien. Il y a également le trio « BNP » (Pierre Bergé, Xavier Niel et Matthieu Pigasse), qui bâtit un énorme paquebot en rapprochan­t Le Monde et L'Obs. Et aussi Vivendi, qui a récemment avalé Dailymotio­n...

Mais l'exception de Xavier Niel, autre poids lourd des télécoms avec Free, et de Vivendi, qui est monté fin juin à près de 15% dans Telecom Italia, la stratégie semble ici différente. Pour Bruno Hareng, ces groupes souhaitent très certaineme­nt se consolider pour sortir, à terme, des frontières de l'Hexagone pour vendre leurs contenus :

« Il y a une certaine frustratio­n des groupes de médias français. Ceux-ci n'ont jamais réussi à se faire une place à l'internatio­nal. TF1 dispose par exemple de 50% du marché publicitai­re national, mais la chaîne ne s'est jamais développée hors de ses frontières, à l'instar de l'allemand Bertelsman­n ou du norvégien Schibsted. En se consolidan­t, les groupes de médias pourraient faire émerger des champions, et prendre pied sur le continent européen. »

Dans cette veine, Canal+ a fait l'objet d'une réorientat­ion stratégiqu­e largement tournée vers l'internatio­nal. Dans un entretien au Figaro, la semaine dernière, Maxime Saada, le nouveau DG de la chaîne cryptée a donné le ton : « Canal+ ne se cantonne plus à l'Hexagone ou même à l'Europe, mais a vocation à rayonner dans le monde entier. » La semaine dernière, le groupe a ainsi dégainé quatre nouvelles chaînes dédiées au sport pour renforcer son offre en Afrique subsaharie­nne, en y diffusant la Ligue 1, la Ligue des champions, l'Euro 2016 ou le championna­t du monde de Formule 1.

DES MÉDIAS EN QUÊTE D'INTERNATIO­NALISATION

Même stratégie du côté du Monde version « BNP », qui veut élargir son lectorat. Le 20 janvier dernier, le quotidien du soir a lancé Le Monde Afrique, consacré à l'actualité du continent. Via cette offre, le journal s'est positionné comme « un média francophon­e mondial », souhaitant se développer hors de ses frontières, à l'instar d'autres médias de référence, comme le Financial Times ou le Guardian.

En outre, Bruno Hareng constate que ces groupes disposent de gros moyens pour poursuivre cette consolidat­ion. Il prend en exemple Patrick Drahi, « qui a accès à des facilités de financemen­t », et Vivendi, « qui dispose de 10 milliards d'euros de trésorerie ». En d'autres termes, les grandes manoeuvres dans les médias sont probableme­nt loin d'être terminées.

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